Il n’est pas rare
qu’un chirurgien affirme avoir réussi une opération dont l’issue se révèle fatale… A condition bien évidemment qu’un laps de temps raisonnable s’écoule avant la mort du patient. Partant du même principe, on peut légitimement admettre que le crime parfait existe, surtout si on prend garde de supprimer toute trace du meurtre ainsi que du cadavre.
Ainsi fit, ou du moins essaya de faire Alain Laguière, lorsqu’il assassina Estelle Duplay. Il finit par être arrêté, bien entendu, mais cela ne doit pas nous empêcher de reconnaître que son plan fut brillamment exécuté, et qu’Alain tint la police en échec pendant une année entière, pendant laquelle il mena une vie irréprochablement rangée et désespérément normale.
D’après toutes les règles du jeu (disons plutôt : en bonne logique, car il serait déplacé de parler de jeu en de telles circonstances), Alain aurait dû s’en tirer. S’il fut finalement confondu, la faute en revient à l’une de ces absurdes coïncidences comme il s’en produit tout juste une sur un million, et qui, elle, joua contre lui !
L’inspecteur Nativel s’ennuyait. Ferme. Un bâillement qu’il ne tenta pas de réprimer lui déforma la mâchoire. Ses paupières, trop lourdes, s’abaissaient contre sa volonté, et ne se relevaient que de plus en plus difficilement. Les images défilaient sur l’écran, mais il n’en avait qu’une perception partielle. Il se maudissait d’avoir cédé aux instances de son épouse, et d’avoir accepté de l’emmener au cinéma. Pour une première, en plus ! Pour un réalisateur qu’il n’appréciait pas outre mesure, et pour un film qui ne l’intéressait pas. « De ci, de là, ainsi va la vie ». Titre idiot, mais metteur en scène à la mode, et oeuvres interminables ! La seule raison qui l’avait fait venir, était que depuis des mois, son travail de policier avait relégué sa famille au second plan. Il s’était sacrifié pour cette après-midi de dimanche, mais aurait préféré se trouver à son bureau.
Fils d’un dirigeant d’entreprise moyenne suffisamment à son aise, Alain Laguière naquit près de Paris. Il allait avoir vingt-quatre ans et traînait sur les bancs de la faculté, éternel étudiant peu désireux d’obtenir un diplôme. En effet, il n’était guère pressé de marcher sur les traces de son père, et de reprendre à son compte l’entreprise familiale, pourtant à la pointe de la technologie, et d’un bon rapport. C’est alors qu’il eut le malheur de perdre ses parents dans un accident de voiture, sur la route des vacances.
Cette double mort le laissa à la tête d’un petit pactole, une fois droits de succession et autres taxes réglés, suffisant pour l’entretenir pendant un nombre d’années inversement proportionnel à son insouciance. Il décida de s’établir à Paris, ville qu’il connaissait fort bien, et où il ne trouverait ni parents ni amis susceptibles de lui prodiguer d’ennuyeux conseils.
Ce fut dans le train qui l’amenait vers la capitale qu’il rencontra l’aventure. Côté femme, il avait toujours été gâté par Dame Nature, et fortement aidé par son statut d’étudiant argenté. Ses conquêtes, toujours éphémères, se comptaient par dizaines, mais pour l’instant il n’avait encore pas découvert l’âme sœur. Son record de durée en cohabitation était de six mois, et ne paraissait pas devoir être prochainement battu.
Estelle Duplay avait dix-sept printemps. Intelligente, elle venait de réussir son baccalauréat, et ses parents s’étaient longuement fait tirer l’oreille pour la laisser venir étudier à Paris, ville, selon eux, de tous les vices. La condition principale était qu’elle logerait chez une tante, et non pas dans une résidence étudiante, ne sortirait que le minimum, présenterait ses amis, etc. Elle avait agréé de bon cœur, puis s’était envolée, oubliant sur-le-champ les promesses faites.
Elle était jolie, naïve, avait de grands yeux verts confiants et innocents. Si ce n’était pas la première fois qu’elle quittait sa ville natale, elle n’était nullement habituée aux voyages solitaires, et était visiblement effrayée par la grande cité vers laquelle roulait le train.
Ce fut une proie facile pour Alain.
Elle accepta avec empressement l’offre obligeante du jeune homme de l’accompagner jusqu’à la porte de son nouveau logis. Avant de se séparer, il lui proposa de lui faire découvrir la ville à son premier jour de sortie, et la jeune fille accepta avec reconnaissance.
Pendant quelques mois, ce fut la banale histoire de l’homme qui s’amourache d’une jeune femme. L’innocence de la jeune fille, sa naïveté, son ignorance presque incroyable de la vie fascinaient Alain et il garda jalousement pour lui ce seul trésor. Jusqu’à qu’elle perde pour lui l’attrait de la nature et de la nouveauté.
Pendant les vacances, ils restèrent ensemble, et, comme on pouvait s’y attendre, à la rentrée, Estelle se retrouva enceinte. Ses nouvelles amies de faculté lui firent alors considérer la vie autrement. Elle perdit rapidement sa candeur et se rebella. Finalement, elle exigea qu’Alain l’épouse, sinon elle l’accuserait de viol et de détournement de mineure. Alain était coincé, car il aurait préféré à présent s’en débarrasser en douceur pour épouser une autre fille, plus « class », plus sophistiquée, moins « oie blanche », voire même une femme carrément mûre !
De son côté, Estelle était devenue fermement résolue à ne pas laisser son amant remettre encore une fois leur mariage à une date indéterminée, surtout qu’à présent son ventre commençait à présenter les rondeurs normales et voyantes. Elle refusa d’écouter plus longtemps ses subtils arguments, et, intraitable, lui annonça que s’il ne l’épousait pas rapidement, elle serait obligée d’en parler non seulement à sa tante et à sa famille, mais également l’accuserait de divers maux auprès de la police, non seulement détournement de mineure, viol, comme elle l’en avait précédemment menacé, mais également de tentative de prostitution de mineurs et autres joyeusetés du même genre. On voit qu’elle avait été convenablement conseillée !
Le dernier argument fit mouche, car Alain était déjà fiché par la police pour divers péchés de jeunesse, dont une tentative d’agression sexuelle, et même si la plainte avait été retirée après arrangement entre les parties, l’effet restait désastreux dans son casier judiciaire. Et au cas où la police lui laissait le bénéfice du doute, il n’en serait certes pas de même avec sa nouvelle promise, qui, ni elle ni ses parents, ne supporteraient la moindre tache sur sa réputation. Il se sentait coincé, comme poussé peu à peu dans le fond d’un entonnoir. Il réfléchit vite, très vite, imaginant plusieurs options possibles tout en tentant de la raisonner.
– Ecoute-moi bien, ma petite, si tu persistes dans tes menaces ridicules, je t’assure que je te le ferais regretter. En revanche, si tu suis mes instructions, on se marie dès que possible. Tu comprends, j’ai des obligations !
Ce même après-midi, ils se rendirent à la Mairie pour s’occuper des formalités et se faire préciser les démarches à accomplir avant la cérémonie. Car, la jeune fille étant mineure, les parents devaient donner leur consentement. Ils remplirent quelques formulaires, traces qu’Alain était désireux de laisser derrière lui.
Les deux jeunes gens gagnèrent alors le quartier de Montparnasse où habitait Alain. Estelle baignait dans une euphorie totale, et, une fois de plus, la naïve enfant se trouvait prête à obéir aveuglément à Alain.
– Demande la permission à ta tante de t’absenter une heure ou deux demain soir, lui ordonna-t-il. Et rejoins-moi. Et surtout, ma petite Estelle chérie, pas un mot du mariage à ta tante, ni à personne d’autre ! Pour l’instant, gardons le secret ! Notre secret !
Alain Laguière est probablement le premier assassin qui ait procédé à une « répétition générale « de son crime afin de s’assurer que l’affaire ne présentait vraiment aucun risque pour lui. Il voulait que la jeune fille disparût dans des circonstances telles que personne ne songerait à le soupçonner, si peu que ce fût !
Faire disparaître sans laisser de traces une personne aussi crédule que la petite étudiante semblait chose relativement aisée. Le point important était de savoir si la police ne possédait pas le moyen (ces gens-là ont tant de tours dans leur sac) de retrouver celles à qui arrivait pareille mésaventure. Mais Alain en doutait. Tant de jeunes gens, garçons et filles, disparaissaient quotidiennement, au grand dam des familles, pour ne plus donner signe de vie ! Tant était grand le nombre d’enfants enlevés, assassinés, violés, kidnappés pour des réseaux pédophiles ou par des maniaques, que le risque était vraiment minime. On conclurait sans doute à une fugue, inexplicable certes, mais les adolescents sont si incompréhensibles ! Sans parler de la drogue et de la prostitution !
Il s’agissait également pour Alain de vérifier qu’il était capable de la chose, sans trembler et sans regrets. Et de recouvrer sa liberté absurdement, mais, il l’espérais , seulement provisoirement, perdue.
Lorsque Estelle vint le rejoindre comme il était convenu, il emmena la jeune fille jusqu’à la gare de Lyon, à proximité de laquelle, dans une petite rue adjacente, il avait loué un studio meublé. La somme d’argent confortable et en liquide qu’il avait versée à titre de caution avait empêché le gérant-gardien de l’immeuble de se montrer trop curieux.
Alain remit à sa fiancée un petit paquet contenant du linge et quelques affaires de toilette, puisque la jeune femme avait quitté son domicile sans le moindre bagage.
Le lendemain, il lui donna une somme d’argent suffisante pour qu’Estelle ouvre de grands yeux, et l’envoya s’acheter robe, jupe, pantalons, enfin assez de vêtement pour débuter une garde-robe.
– Et surtout, insista-t-il, si quelque chose te fais envie, n’hésite pas, achète-le !
Après quoi, elle devait revenir au studio, et attendre sans sortir qu’Alain revint. La veille, en effet, il lui avait fait part de ses réflexions, et de la décision qu’il avait prise.
Il se rendrait chez les parents d’Estelle, leur exposerait en détail la situation, ferait officiellement sa demande, et les prierait de venir assister au mariage de leur enfant.
– Cela vaut mieux que d’écrire, ou même de téléphoner.
C’était l’une des expressions favorites d’Estelle, et de plus elle avait une peur bleue d’annoncer son état « intéressant » à ses parents, et principalement à son père, au vu des recommandations qui avaient précédé son départ du domicile parental. Elle confia donc à son fiancé des messages verbaux pour les siens et ses amis, et Alain promit de les transmettre fidèlement.
Puis il s’en alla, et passa chez la tante d’Estelle. L’absence de la jeune fille l’avait plongée dans l’inquiétude et l’indignation, mais avant qu’elle ait pu placer le moindre mot, Alain lui demanda si Estelle était souffrante, ajoutant qu’il l’avait attendue en vain le soir précédent. On s’expliqua, on discuta la situation, puis, choisissant l’instant propice, Alain confessa que sa liaison avec Estelle en était arrivée au point où un homme comme lui se devait d’épouser la jeune femme, même si les mœurs modernes avaient considérablement évolué, et si la question de l’honneur passait maintenant au second plan. Et, s’il avait donné rendez-vous à Estelle la veille au soir, expliqua Alain, c’était pour la convaincre d’exposer la situation à sa tante, si bienveillante et généreuse pour elle, et pour l’aider dans une démarche semblable vis-à-vis de ses parents.
Cette version des événements ne fit que provoquer des suppositions plus sombres encore. N’était-il pas incroyable qu’une petite jeune fille si simple, presque encore une enfant, si gentille, si tranquille, put s’enfuir avec un autre homme alors que son fiancé allait l’épouser ? En vérité, il semblait bien qu’on dût redouter le pire !
– Evidemment, il est toujours possible qu’elle se soit rendue chez sa famille, reprit Alain. Plutôt que de téléphoner moi-même, il serait beaucoup mieux que vous le fassiez. Si elle ne se trouve pas là-bas, alors, j’irai droit à la police. Il est hors de question de laisser les choses en l’état et de se contenter d’attendre sans rien faire. J’espère que vous voudrez bien alors confirmer mes déclarations.
Et voilà ! La tante était embobinée à son tour ! Comme le coup de téléphone ne donna bien évidemment aucun autre résultat que de totalement affoler les parents d’Estelle, il se rendit avec la tante au commissariat, où il fit aux autorités la même relation des « faits ».
L’enquête démontra rapidement que sa déposition était exacte en tout point, ce qui écarta de lui les soupçons. Vrai ce qu’il disait au sujet de l’intention de mariage… Vrai aussi qu’il avait contacté les parents d’Estelle.
La police, hélas habituée à ce genre de disparition soudaine, se contenta de donner aux journaux une description de la jeune fille et des vêtements qu’elle portait. Une vague photo un peu floue fut également affichée. L’inspecteur chargé de l’enquête remarqua simplement que la disparue avait un vague air de ressemblance avec sa cousine. Celle dont il était amoureux quand il était jeune. Ah, nostalgie ! Il n’y jeta qu’un regard.
Alain savait bien que la description n’offrait aucun danger pour lui, puisque Estelle était à présent habillée différemment. Quant à son visage… Des milliers de jeunes filles répondaient au même signalement.
Le récit du voyage dont il gratifia sa fiancée à son retour dans le sordide logis faisait plus honneur à l’imagination d’Alain qu’à la vérité. Il ne donna aucun détail superflu, et la jeune fille ne douta pas un instant. D’ailleurs, l’idée d’un mensonge ne lui effleura pas l’esprit. Elle était totalement sous la coupe de son amant, et crut de bonne foi que son père et sa mère viendraient assister à la cérémonie. Lorsqu’Alain lui expliqua qu’il fallait encore tenir l’affaire absolument secrète, elle accepta ses raisons. En effet, le jeune homme prétendit qu’il était en butte à certaines jalousies, d’ordre privé et même professionnel, et qui pouvaient lui être grandement préjudiciable.
Elle s’inclina donc de bonne grâce lorsque son futur mari la laissa à plusieurs reprises pour s’occuper « d’un tas de choses » !
Dans ce « tas de choses », les services de la police figuraient en bonne place. Alain se rendit parfaitement insupportable en leur téléphonant à toutes les heures de la journée pour demander des nouvelles de « sa petite fiancée disparue » !
Une autre de ses activités fut la recherche d’une villa. Il était très facile d’en trouver, mais Alain avait des idées très arrêtées en ce qui concernait le jardin. Non pas qu’il le voulût particulièrement vaste ni même très bien tenu, non, ce qu’il désirait surtout c’était qu’on puisse y être tranquille et à l’abri de l’oeil curieux des voisins. Finalement, il découvrit ce qu’il cherchait à Antony, une banlieue résidentielle au sud de Paris.
Estelle, de son côté, s’ennuyait ferme. Heureusement, pendant plusieurs jours, une distraction aussi inattendue qu’intéressante s’offrit à elle : en bas, dans la rue, une équipe de tournage s’affairait, et bientôt, les prises de vue commencèrent. Captivée, elle n’en rata pas une miette, le front collé à sa fenêtre. Pourtant, une vague crainte l’empêchait de raconter à Alain ce qu’elle voyait pendant la journée. Il s’en moquait certainement, et puis, quelque part, elle avait peur de ses réactions.
Un après-midi, alors qu’Estelle était recluse depuis une dizaine de jours et commençait sérieusement à trouver le temps long, il l’emmena pour lui faire visiter leur « futur foyer », un agréable pavillon de cinq pièces, avec un jardin assez vaste, qu’une haute palissade protégeait des regards indiscrets. Dans la partie du jardin initialement prévue pour le potager, un trou circulaire de trois mètres de diamètre et profond d’environ un mètre cinquante était creusé.
Alain expliqua qu’il avait eu l’idée d’installer une petite piscine de jardin, qui servirait d’abord pour l’enfant à venir. A cette idée, Estelle sauta de joie. Elle s’y voyait déjà ! Puis il lui fit visiter la maison. On a du mal à imaginer sans un serrement de cœur la pauvrette volant d’une pièce à l’autre, toute joyeuse à la pensée de leur installation prochaine… Et tellement inconsciente de la véritable destination de « la piscine de jardin » !
Bien qu’elle insistât pour revoir le plus tôt possible ce lieu de délices, Alain attendit le lundi suivant pour la ramener à Antony, soit quarante-huit heures avant la date fixée pour leur mariage. La police n’avait pas découvert le moindre indice, et il apparaissait au meurtrier en puissance qu’il pourrait désormais agir en toute impunité.
Les amoureux quittèrent donc leur petit logement parisien. Ils arrivèrent à la villa au début de la soirée. Alain s’était procuré un tube de somnifère, qu’Estelle absorba sans difficulté dans un verre de jus de fruit. Puis, sans remords ni apitoiement, il l’étrangla à l’aide d’une mince cordelette, et, au cours de la nuit, l’enterra dans la « piscine de jardin ».
Le lendemain, après avoir fait disparaître toute trace de son activité nocturne, il se rendit à l’agence immobilière, invoqua un changement d’attitude de la part de sa fiancée, qui l’obligeait à renoncer à la villa. Il dût abandonner l’argent du loyer déjà versé, ainsi que sa caution, et eut un frisson quand son interlocuteur parla du trou de la piscine.
– Je l’ai fait combler, répondit-il. Le sol est encore un peu bombé, mais d’ici une semaine ou deux il n’y paraîtra plus. Et ce n’est pas cela qui vous empêchera de trouver un autre locataire, ajouta-t-il en riant !
La maison fut effectivement louée un mois plus tard. Un dentiste, sa femme et leur enfant en prirent possession, et, autant que nous le sachions, ils ne se plaignirent jamais de l’état du jardin.
Quant à l’affaire Estelle Duplay, son dossier fut classé, ou plutôt « mis en attente », et prit place parmi bien d’autres disparitions restées sans solution.
Quelque temps plus tard, dans un studio de montage cinématographique, deux hommes discutaient : le monteur et le réalisateur du film.
– Tu fais la séquence panoramique, et… Tiens, qu’est-ce que c’est ?
– Oh, une fille à sa fenêtre. On va couper.
– Laisse-ça, c’est pas mal inattendu, mais ça va bien avec le reste. Qui est-ce ?
– Je ne sais pas, une fille quelconque qui assistait au tournage de chez elle. Tu veux qu’on essaie de la retrouver ?
– Non, pas la peine, laisse tomber. Garde juste son visage, là, et encore là. Juliette à sa fenêtre. Formidable !
Enfin, le film sortit, et l’inspecteur Nativel offrit à Madame Nativel une séance de cinéma.
Sa montre indiquait que le film attaquait la dernière partie. Il poussa un soupir de soulagement, et se recala dans son fauteuil. Ce mouvement l’avait quelque peu réveillé, aussi il reporta son attention vers l’écran. Une petite rue de Paris défilait sur un travelling. La caméra montrait les façades et fenêtres plus ou moins lépreuses de ce quartier.
« Tiens, se dit l’inspecteur, je connais ! »
Il fut d’autant plus attentif à la suite. L’une des fenêtres se précisait, en zoom avant, et un visage de femme apparaissait, flou puis plus distinct quand la mise au point fut meilleure. La séquence ne dura que quelques secondes, sans que l’inspecteur réagit. A retardement, pourtant, il eut un doute.
– Curieux, il me semble que cette fille me rappelle quelqu’un ! Boh ! J’ai dû rêver !
L’incident fit cependant son chemin dans l’inconscient de l’inspecteur Nativel, car lorsque, quelques minutes plus tard, une nouvelle séquence apparut, montrant de nouveau la même jeune femme à la même fenêtre, mais avec une toilette différente, un semblant de révélation lui parvint à l’esprit.
– Voilà ! C’est ça ! Elle ressemble à ma cousine ! Non, pas exactement… Elle ressemble… Elle ressemble… A qui, Bon Dieu ? Oui, voilà ! C’est le portrait craché de la fille qui ressemblait à ma cousine, et qui a disparu ! Quand était-ce ? Avant Noël, puisque…
Il continua son monologue intérieur, secoué plus qu’il n’aurait osé l’avouer ! Un léger malaise, suivi d’un frisson, le parcourut, qu’il reconnut immédiatement. Son intuition l’interpellait pour lui montrer quelque chose. Grâce à cela, il avait visé juste lors de deux ou trois affaires difficiles. Et, pour être franc, totalement mis à côté pour une bonne dizaine d’autres. Mais il ne désarmait pas !
Attentif, il scruta les images, jusqu’à ce que le mot « fin » s’affichât à l’écran, mais la fille ne réapparut pas. Les gens se levèrent, imités par son épouse. A la grande stupéfaction de celle-ci, Nativel lui dit qu’il avait adoré ce film, et qu’il restait pour la séance suivante !
A la fin de la seconde projection, il était conforté dans son opinion : il s’agissait bien, ou de la jeune fille disparue, ou de son sosie !
Décidé à en avoir le cœur net, et pendant que les détails restaient frais à son esprit, il mit sa femme dans un taxi, resta sourd à ses reproches, grommela une vague excuse de « travail en retard », et se rendit dans le quartier où la séquence qui l’intéressait avait été tournée.
Sans difficulté aucune, il retrouva la rue, ainsi que l’allée et l’étage montrés dans le film. Malheureusement, il n’aperçut personne à la fenêtre. Sa qualité d’officier de police lui permit toutefois de discuter avec l’homme faisant office de concierge-gérant. Il apprit que l’appartement, un studio, était actuellement occupé, mais que les locataires changeaient fréquemment. Il lui confirma également que le film avait été tourné à l’époque qui l’intéressait.
Il ne dormit pas pendant la nuit qui suivit.
Le lundi matin, il pria l’un de ses hommes de récupérer le gérant et de l’amener à dix heures précises, ce même jour. A la même heure, il pénétrait dans son bureau, accompagné d’un Alain des plus aimables. Il l’avait convoqué sous le prétexte de régler quelques formalités concernant la « disparition », et de lui montrer quelques photos.
Alain fut reconnu par le gérant sans même s’apercevoir de rien. La formalité fut promptement réglée, et Alain prit congé de l’inspecteur, vaguement soulagé.
Entre temps, l’inspecteur apprenait par le gérant de l’immeuble qu’Alain avait résidé chez lui, dans un petit studio, avec une jeune femme, précisément à l’époque, où, jouant les fiancés éplorés, il incommodait tous les services de police en leur reprochant leur incompétence et leur inefficacité !
Où donc le couple était-il allé en quittant le studio ? L’homme ne pouvait le préciser, mais il avait entendu les jeunes gens parler d’une villa, et appris, par quelques mots – oh, très peu – échangés avec la jeune fille, que la maison se trouvait dans la proche banlieue sud. Il n’avait pas plus de précisions.
Les commissariats situés, dans un premier temps, dans les cinquante kilomètres autour de Paris en direction du sud, furent alertés, avec ordre d’enquêter auprès des agences immobilières locales. Cela suffit, au-delà de toute espérance.
Deux heures plus tard, celui d’Antony racontait à l’inspecteur Nativel tout ce qu’il savait, sans oublier le détail de la « piscine de jardin » !
L’après-midi même, avec la permission du dentiste toujours locataire de la villa, les fouilles commençaient…
Tout juste vingt-quatre heures après que l’inspecteur Nativel eût assisté au film qui déclencha son raisonnement, il passait les menottes aux poignets d’Alain.
Alain Laguière fut condamné à perpétuité l’année suivante.
FIN