UN SACRE MAL DE DENTS !

«  Foutu imbécile de dentiste ! »

Cette expression fut la seule qui vint à l’esprit de Norbert, en sortant de chez le praticien. Et elle lui parut tout à fait justifiée. Certainement en dessous de la vérité. Très largement ! Il grommela encore un bon moment, gardant cependant la bouche fermée. L’ouvrir, même légèrement lui occasionnait une douleur lancinante, débutant à l’endroit précis de la dent malade, pour diffuser et se propager à l’ensemble de la mâchoire. Il débita intérieurement toute une série de noms d’oiseaux, certains même qu’il ne pensait pas connaître, et cela lui permit d’évacuer un peu de la fureur qui lui mettait le rouge aux joues et l’écume aux lèvres.

Quand il y repensait ! Il semblait qu’il n’ait pas eu la meilleure idée du monde en choisissant celui-ci ! Pourtant ? Avait-il eu le choix ? Il savait bien que non ! Il avait attendu le maximum de temps qu’il était humainement possible de supporter, avant de se décider.

Tout avait commencé par une boisson trop fraîche, ou bien trop chaude, il n’en avait plus le souvenir, mais le résultat avait été un agacement, pas encore une douleur, et nulle prémonition ne vint le prévenir de ce qui se préparait. Ce ne fut que quelques jours plus tard que l’incident se reproduisit, avec cette fois une très nette augmentation de la sensation, qui pouvait, dès cet instant et sans exagération, être qualifiée de douleur. Douleur qui se fit plus insistante à chaque fois, pour atteindre, au bout de quelques jours, une intensité quasi insupportable.

Qu’une simple dent puisse occasionner autant de désagréments inattendus, qu’une aussi petite chose dans sa bouche l’empêche de vivre normalement, lui gâche son existence, cela, Norbert ne pouvait ni le comprendre, ni l’admettre. Et il était têtu ! Dieu savait à quel point il pouvait être buté, entêté, voire obstiné ou encore cabochard ! La liste de synonymes complète pouvait sans crainte lui être attribuée ! Persuadé de détenir La Vérité, il n’admettait en général aucune contestation de ses idées ou de ses opinions ! Son ex-femme en avait rapidement pris son parti, et était allée exercer ailleurs ses talents innés pour la dialectique.

Norbert avait considéré cet abandon comme une lâche trahison, une désertion qui s’expliquait, non pas par un autre homme, il n’en était pas question, mais par le désespoir de ne pouvoir se hisser à son niveau. Depuis, il vivait seul, les quelques liaisons passagères qu’il avait entretenues ne pouvant être considérées comme permanentes. Vivant seul la majorité du temps, il avait rapidement pris ce que l’on appelait généralement des habitudes de célibataire. Et notamment celle de manger n’importe quoi, n’importe quand, au détriment de son équilibre physique.

Alors, quand il eut perdu son emploi, et que ses possibilités financières se furent amoindries, la qualité de son alimentation, entre autres, diminua de beaucoup.

Il avait toujours eu une dentition magnifique, superbe, qui était l’un de ses meilleurs atouts. Son sourire éclatant, ses dents régulières lui avaient valu, depuis son adolescence, des succès féminins pas toujours mérités. Aussi, son hygiène dentaire n’était pas un point qui le préoccupait outre mesure. Ce qui durait depuis son enfance durerait éternellement ! Il fut long à admettre qu’un ridicule petit bout d’émail, un accessoire conçu pour lui faciliter la vie et les relations avec autrui, puisse ainsi se rappeler à son bon souvenir ! Il n’avait jamais eu encore mal aux dents, aussi la première fois fut-elle un déchirement. Livres et films lui avaient montré ce que pouvait être une rage de dent, mais rien ne valait l’expérimentation directe ! Pour lui, cette soi-disant douleur que l’on décrivait comme insupportable n’avait pas plus de signification que la tragédie de Racine étudiée dans son enfance !

Il en vint, au bout de plusieurs jours, à se taper la tête contre les murs pour tenter d’atténuer la souffrance et d’amadouer l’aiguille incandescente qui s’enfonçait à l’intérieur de sa mâchoire, entortillait les nerfs délicats autour d’elle pour mieux les triturer. Mais le tourment ne s’apaisait pas, il était juste temporairement remplacé par autre chose de guère plus apaisant.

Il ne savait pas, mais apprit rapidement ce que pouvait être une carie se transformant en abcès. La torture devint permanente, dura jour et nuit jusqu’à ce qu’il devint évident qu’il fallait réagir. Il tenta bien, à l’aide d’une pince rouillée, d’extraire lui-même la racine du mal, mais le seul résultat fut une augmentation notable de la douleur, à laquelle s’ajouta le déchirement quand la pince glissa et vint labourer cruellement l’intérieur de sa joue.

Fou de rage et de souffrance, il envoya sa pince à travers la fenêtre, et sautilla sur place en tenant sa pauvre mâchoire endolorie. Une nouvelle razzia dans l’armoire à pharmacie ne lui apporta aucun soulagement nouveau, car plusieurs visites avaient déjà épuisé le maigre stock de médicaments analgésiques. Ah ! S’il n’avait pas été si pressé, l’autre jour, de sortir sa réserve de cocaïne pour épater cette fille, comment s’appelait-elle, déjà ? Aucune importance, mais toujours est-il que c’était lui qui avait été épaté ! Elle s’était tellement gavée de poudre qu’elle n’arrêtait plus d’éternuer et de rire, et qu’il n’avait même pas pu faire l’amour avec elle ! La garce ! Se goberger à ses frais pour rien ! En plus, elle avait été malade et avait vomi sur la moquette ! Comment il te l’avait jetée dehors, à moitié dans les vapes et presque complètement à poil ! Salope ! Tout ça, c’était à cause d’elle ! Et puis aussi de sa putain de bonne femme ! Se tirer comme cela, l’abandonner alors qu’il l’avait entretenue pendant des années !

Mais se mettre en colère faisait circuler le sang plus vite encore, et à chaque pulsation, une onde de douleur l’envahissait, chacune semblait-il plus forte que la précédente ! Au plus fort des crises qui devenaient maintenant continues, il était sur le point de s’évanouir. Incapable de réfléchir, son esprit totalement envahi de vagues rouges.

Pourtant, il eut un temps de répit à un certain moment, à l’aube du deuxième jour. Un armistice imprévu, qui le laissa d’abord soupçonneux, puis incrédule. Sans bouger pour tenter de se faire oublier, il caressa discrètement de sa langue l’endroit malade, sans trop insister. Il sentit que le mal était toujours là, tapi, plus fort que jamais, et que cet apaisement n’était que provisoire. Que le réveil apporterait un tourment pire que ce qu’il avait vécu jusque là ! S’il y avait quelque chose à faire, ce devait être maintenant ! Réagir vite et immédiatement restait la seule possibilité de résoudre le problème.

Alors il pensa. Il réfléchit. Désespérément. Bien sûr, une visite chez le dentiste s’imposait. Aucune discussion sur ce point. Mais la difficulté était qu’un rendez-vous, sauf en cas d’urgence, ne pouvait être pris que plusieurs jours à l’avance ! Voire plusieurs semaines ! Quant à l’urgence, si elle était indéniable, elle ne lui ouvrirait certainement pas les portes du paradis. Car son aspect physique était rien moins qu’imposant ! Ces derniers temps, il avait vraiment ce que l’on appelait vulgairement une sale gueule ! Pour le moins ! Il ressemblait plus à un clochard coincé sous un pont depuis des mois à cause d’une grève des éboueurs qu’au jeune cadre dynamique des revues à la mode ! De plus, s’il était parvenu à conserver son petit appartement, c’était là aussi grâce à son sourire enjôleur qui avait fait patienter la logeuse malgré les loyers impayés qui s’amoncelaient ! S’il voulait donc entre autres, conserver son domicile, il devait parler à sa destinée entre « quat’ zyeux ».

Il revoyait la tête de la réceptionniste de ce médecin où il était allé voilà quelques jours, alors qu’il se plaignait de maux de ventre épisodiques. Il n’avait pas eu accès au cabinet même, sous prétexte que le cher docteur était surchargé ! Seul le dispensaire gratuit avait accepté de le recevoir, et encore fut-ce au prix d’un froncement de l’ensemble narines-sourcils. La couleur de ses orteils et de ses poignets, ainsi que son odeur corporelle y étaient certainement pour beaucoup.

Il avait tout de même dû attendre plusieurs heures pour que l’on daigna s’occuper de lui, et il était absolument évident qu’aujourd’hui ce serait identique, sinon pire, étant donné que des maux de dents n’étaient pas considérés comme vitaux. Il aurait aimé les y voir ! Tous ces docteurs qui en savent plus que tout le monde, et qui vous… Mais il ne devait pas s’énerver ! A aucun prix ! La douleur était là, en retrait certes, mais à l’affût, prête à le ré-envahir et à conquérir de nouveaux territoires.

Il passa en revue dans son esprit les diverses possibilités qui lui restaient, mais ne put trouver aucune idée satisfaisante. Ce ne fut que lorsqu’il sentit la bête de nouveau poindre à l’horizon que, aiguillé par la menace, il songea à une vague possibilité. Un ami, non, plutôt une vague connaissance de bistrot, dans le même état financier que lui-même, l’avait une fois entretenu de propos auxquels il n’avait, à l’époque, pas prêté attention. Le type en question s’était à plusieurs reprises plaint de maux similaires à ceux dont souffrait Norbert aujourd’hui.

Qu’avait-il raconté ? Norbert ne s’en souvenait que très vaguement. Il n’avait prêté qu’une oreille très peu attentive aux plaintes de l’homme. Il ne se sentait pas concerné, et chacun devait se débrouiller avec ses propres soucis. Pourtant, en fouillant sa mémoire affûtée par la tension, Norbert revivait peu à peu les différentes scènes en question.

Il revoyait la joue enflée, déformée par l’abcès, les yeux injectés de sang, l’air hagard et la mise débraillée de son voisin de bar, son air désespéré de chien battu. Il marmonnait, se plaignait, gémissait de sa malchance et demandait à Norbert, sinon une adresse de dentiste, du moins de lui payer une nouvelle tournée. Mais celui-ci avait alors dédaigneusement tourné les talons, abandonnant l’homme à son triste sort.

Il l’avait pourtant rencontré de nouveau, au même endroit évidemment, quelques jours plus tard. L’individu arborait alors un air apaisé, presque enjoué, et certainement soulagé. Sans être découragé par le manque d’intérêt de Norbert, il avait alors entrepris de raconter ses aventures, que Norbert n’avait écoutées là encore que distraitement. Chose qu’il regrettait amèrement en cet instant ! Il força sa mémoire à ramener à la surface les moindres bribes de souvenirs. Le gars lui avait-il dit où il était allé ? Certainement, mais Norbert ne s’en souvenait plus. Plus du tout !

En tout cas, il semblait satisfait des soins prodigués, et… Ah oui ! Il l’avait revu une nouvelle fois, en dehors du bistrot. Il traînait dans un parc public, non loin de là, et était alors beaucoup moins bavard. Plutôt étrange, d’ailleurs, comme absent. Mais c’était la boisson qui le mettait dans cet état. Il avait toutefois suffisamment changé pour que Norbert lui adressât la parole. L’homme avait souri, et l’éclat de ses dents avait alors tellement surpris Norbert qu’il avait eu un mouvement de recul. Voilà pourquoi il s’en souvenait, à présent. Il avait songé que le dentiste avait fait un sacré bon boulot sur un matériau dans un état déplorable ! Norbert avait paru y porter suffisamment d’intérêt pour que le propriétaire de la dentition toute neuve ricane à pleine bouche, augmentant le malaise incompréhensible de Norbert.

Alors, sans qu’il puisse consciemment réagir, l’homme avait griffonné sur un bout de papier quelques signes cabalistiques représentant sans doute les coordonnées du réparateur et l’avait tendu à Norbert. Celui-ci se souvenait à présent de l’effort qu’il avait fourni pour tendre la main, et du frisson qui l’avait saisi au contact de l’autre. Glacé. Moite et sec à la fois. Non-vivant. Pas tout à fait mort. Bizarre. Gênant. Inhabituel. Bref, malsain et repoussant, mais quelque part morbidement attirant. Des sensations complexes que Norbert n’avait pas eu le temps d’approfondir, car l’homme s’était détourné et était reparti comme il était venu. Ils ne s’étaient plus jamais revus depuis.

Ce papier ! Réfléchissons ! Que diable en avait-il fait ? Jeté, probablement, comme si l’objet lui brûlait la main ! Pourtant, il ne lui semblait pas. Il était resté sans réagir, là, debout et le bras à moitié tendu, avant de secouer la tête, d’oublier l’incident, et de continuer son chemin. L’avait-il machinalement empoché ? C’était possible ! Si seulement… Norbert bondit sans égards pour sa dent qui protesta énergiquement. Il se contenta de répondre par une grimace et se précipita sur sa maigre garde-robe, bouleversant ses quelques piles d’habits et retournant chaque poche.

De longues minutes passèrent, sans résultat, et Norbert se laissa glisser sur le sol, désespéré. Rien. Il avait certainement jeté ce maudit papier ! Quelle désolation ! Quelle malchance ! Il en pleura de dépit, mais cela n’apporta rien de nouveau. A bout de ressources, il moucha dans un débris tiré de sa poche son nez qui lui aussi, commençait à être douloureux. Brusquement il loucha sur le morceau infâme et gluant qu’il tenait contre son appendice. Quelques traits au crayon disparaissaient sous une matière innommable. Sans terminer de se moucher, il regarda, incrédule l’objet qu’il avait sorti de son pantalon. Il avait tout fouillé en vain, se pouvait-il que… Il avait peur d’une désillusion qui annihilerait son dernier espoir. Il essuya tant bien que mal le papier maculé, et déchiffra péniblement les mots qui y étaient inscrits. Il s’agissait effectivement d’une adresse ! Sans doute aucun l’adresse salvatrice ! Après plusieurs essais, il réussit à lire les lettres à moitié effacées. Et c’était tout à côté ! Là, deux ou trois rues plus loin ! Sauvé ! La vie et l’avenir lui apparurent brusquement d’un tendre rose bonbon.

Il serra contre son cœur le parchemin béni, et savoura d’avance le soulagement futur de son mal.

Mais pourquoi attendre ? Pourquoi ? Il était tôt, très tôt même, mais cela n’avait aucune importance ! Si ce dentiste était un tant soit peu humain, il comprendrait l’urgence ! Sinon, et bien, Norbert se sentait d’humeur à l’étrangler, tout en lui soufflant son haleine fétide en plein visage ! Il marcha, courut, vola, bousculant les rares passants déjà dehors. Hirsute, débraillé, il n’avait pas pris le temps de se nettoyer tant il se sentait heureux du dénouement proche, et se moquait que l’on s’écarta autant de son passage.

Parvenu à destination, il ne prit pas le temps de vérifier l’adresse. Il détailla chaque boîte aux lettres afin de déterminer l’étage de la clinique dentaire, mais aucune plaque richement ouvragée ne donnait ce renseignement. Il aperçut pour finir un morceau de carton agrémenté d’une simple flèche, guère plus ragoûtant que son propre papier, mais qui lui parut contenir tout le bonheur du monde. Un seul mot était maladroitement tracé au-dessus de la flèche en question : «  dantiste » . Il suivit la direction, et se retrouva dans une arrière-cour nauséabonde, encombrée de cartons, poubelles et autres louches détritus. Une odeur de viande avariée régnait également, comme aux meilleurs jours de canicule dans les abattoirs municipaux. Il n’y prêta pas garde, et rapidement, repéra son Paradis : une porte vitrée, dont la peinture écaillée et la vitre fêlée ne laissaient rien présager de bon, mais tellement attirante !

Norbert frappa, doucement d’abord, puis de façon plus insistante, et finit par tambouriner comme un forcené. Pas de réponse. Il se recula de quelques pas, et reprit pied dans la réalité. Il était vrai que l’endroit était particulier. Pas follement attirant. Rien à voir avec les modernes cliniques dentaires flanquées de réceptionnistes courtes vêtues, à la blouse ajustée et toutes plus jolies les unes que les autres. Ici, rien de tel. Norbert s’attendait même à voir surgir d’un quelconque recoin un marin titubant, rabaissant sa manche sur un bras fraîchement tatoué. Mais il n’y avait pas âme qui vive.

Seule activité, non loin, un rat qui fouillait allègrement dans une poubelle renversée et que Norbert regarda avec intérêt. Se sentant observée, la bestiole cessa son activité pour lorgner à son tour du côté de l’homme à la dent malade. Puis, sentant qu’aucune menace visible n’était à craindre, elle reprit son activité alimentaire. Norbert soupira, prêt à renoncer. Ne valait-il pas mieux aller chez un dentiste officiel, propre et tout ? Au moins pour se renseigner ? Mais il était fauché. Totalement ! Comment paierait-il ? Hors de question que quiconque lui fasse le moindre crédit sur sa mauvaise mine. Mais un nouvel éclair rouge traversa son cerveau. La maudite dent se réveillait, mécontente d’être ainsi traitée sans égards ! Affolé, Norbert tambourina de nouveau violemment, sans entendre les jurons provenant des étages supérieurs. Allez, bon, il resterait là, juste pour cette fois ! Uniquement afin d’être soulagé. Après, il irait ailleurs !

Au bout d’un temps infini, enfin, un bruit parvint à travers la porte. Une vague lumière s’alluma, et une voix éraillée se fit entendre.

– C’est fini, ce bordel ?

– Ouvrez, s’il vous plaît ! Ouvrez, c’est urgent !

– Ouais, voilà, voilà ! Pas la peine de tout défoncer ! Ah, y en a des furieux ! J’vous jure ! 

Norbert entendit plusieurs raclements, puis la porte s’entrouvrit en grinçant. Un visage chafouin se montra dans l’ouverture, un mégot innommable pendant d’une bouche baveuse. Des yeux chassieux fixaient Norbert derrière des lunettes aux verres épais de myope.

– Oui, qu’est-ce que c’est ?

– C’est vous le… le… le dentiste ?

– Le quoi ? Ah oui ! Mais je ne prends que sur rendez-vous !

– Je vous en prie, Monsieur, Docteur, s’il vous plaît ! C’est urgent ! J’ai mal, très mal ! Je souffre terriblement !

 

L’homme le dévisagea un instant, pensif. Puis il ouvrit complètement le panneau pour permettre à Norbert d’entrer. Celui-ci ne laissa pas passer l’invitation et pénétra sans attendre à l’intérieur du local mal éclairé.

– Bon, on va voir ce qu’on peut faire. Mais c’est exceptionnel !

– Oui, oui ! Merci, oh merci ! J’ai si mal ! Si mal !

– Venez par ici.

Il s’essuya les mains sur l’espèce de blouse qu’il portait, et indiqua d’un geste vague la direction d’une autre porte, qui donnait sur ce qui semblait être une pièce obscure. Voyant que Norbert hésitait, l’homme haussa les épaules et s’y dirigea.

– Bon, alors, vous venez, oui ou non ?

– Oui, oui, voilà, bien sûr, j’arrive.

Il trottina sur les pas du prétendu dentiste, et parvenu à l’intérieur de l’arrière salle, il regarda autour de lui. La lumière qui venait d’être allumée ne suffisait pas pour chasser les ombres de la pièce. La poussière était présente partout, et les toiles d’araignées avaient envahi la plupart des recoins. L’atmosphère était lourde, menaçante, l’air vicié, et les odeurs plus que louches. Bref, un endroit déconseillé pour y passer des vacances au grand air ! Mais Norbert avait-il le choix à présent ? Il savait bien que non, et se résolut à l’admettre. Il en avait assez de lutter, et remettait son sort entre les mains de cet homme.

Il s’effondra plutôt que ne s’assit dans l’espèce de fauteuil décrépi qu’on lui désignait. Il s’agissait effectivement d’un fauteuil de dentiste, à son origine, mais le pauvre avait certainement subi de nombreuses guerres, depuis le Moyen-Age. Et chaque fois dans le camp des vaincus !

Norbert ouvrit la bouche alors que l’homme de l’art se penchait sur lui. Il ne fut pas, comme Norbert s’y attendait, rebuté par les senteurs délicates de sa bouche.

– Voyons, voyons. C’est cela, oui. Ouvrez bien. Tout grand. C’est cela, oui ! Ah oui, oui. Ah, c’est pas beau.

– ArrGarglll… répondit Norbert.

– Ouvrez encore. Plus grand. Eh ben ! Vous êtes salement amoché !

– Aroouumff…

– Un bel abcès, bien purulent ! Comme je les aime !

Ce disant, il insinua un instrument à l’intérieur de la bouche de Norbert, qui roula des yeux écarquillés pleins d’inquiétude. Puis il farfouilla.

– AaaaaAAAAAAAAAA…

– Je vous fais mal, hein ? C’est douloureux, ici !

– OUIIIIIIIIIIIIIIIAAAAAAA…

– Bon, ben, il faut y aller ! Je vais être obligé de vous faire un peu mal ! Mais ne vous en faites pas, je ne mets pas les ongles ! Ah, ah ! Je plaisante !

Il se mit à l’ouvrage. De nombreux cliquetis d’instruments, de gargouillements et de hurlements de douleur étouffés plus tard, l’homme se redressa, triomphant.

– Voilà !

Il brandit son trophée sanglant sous le nez de Norbert, qui s’en moquait royalement, trop heureux de bénéficier d’un instant de répit. Une bave sanglante coulait jusqu’à son menton pour s’écouler sur sa chemise. Il souffla. Ses côtes étaient elles aussi douloureuses, comme s’il avait retenu trop longtemps sa respiration. Ce qui était d’ailleurs le cas. Quant à la dent elle-même, la souffrance, si elle avait changé de nature, était au moins plus supportable. Les élancements étaient plus sourds, plus profonds, mais n’avaient pas ces irradiations qui se propageaient dans le moindre recoin de son organisme bien éprouvé.

La sueur avait tracé des sillons crasseux sur son front et ses joues, et ses aisselles étaient dégoulinantes. Paradoxalement pourtant, il respirait mieux. Il était soulagé. Presque heureux. Une brève pensée lui traversa l’esprit, mais à laquelle il n’accorda pas d’importance. Les ongles noirs de crasse du soi-disant dentiste ainsi que l’état des instruments chirurgicaux utilisés et la saleté ambiante amenaient à penser que la moindre des choses qui pourrait arriver à Norbert dans un futur immédiat serait au moins une septicémie galopante. Mais peu lui importait. Chaque chose en son temps, et les problèmes les uns après les autres ! Pour l’instant, il s’en tirait à bon compte, et avait grande hâte de sortir de cet infâme trou à rats. C’était la première de ses priorités. Quant à payer ce type, il se contenterait de vagues promesses ! Norbert fit mine de se relever du fauteuil. L’homme le repoussa sans ménagements.

– Hé ! Restez donc tranquille ! C’est pas encore fini !

– Comment ça ? Mais…

– Vous voulez que ça s’infecte ? Je n’ai fait qu’arracher la dent, maintenant je dois nettoyer, faire propre, antibiotique et tout !

Norbert voulut lui dire, que la propreté, le dentiste devait en avoir une notion bien particulière, et que chez lui, Norbert avait un reste de whisky tout à fait capable de nettoyer, mais il n’eut pas le temps. Coincé contre le dossier du fauteuil, les mâchoires tenues ouvertes par un savant calage, il se résigna de mauvais gré.

Et c’est alors que le véritable supplice commença !

Il voulut encore protester au moment de la piqûre, quand l’aiguille, ayant lâché un fin jet de liquide, s’approcha de son bras. Norbert n’avait aucun doute sur la stérilisation de la seringue, ou plutôt sur son absence. Il était convaincu qu’on allait lui injecter, outre le produit d’origine, un nombre important de microbes, bacilles et virus divers : SIDA, hépatite, peste, et au moins une douzaine d’autres petites bêtes aussi virulentes !

Pendant de longues, très longues minutes, une éternité d’éternités à ses yeux, Norbert souffrit. Plus qu’il n’aurait jamais imaginé que cela fut possible. Le dentiste travaillait sans tenir compte des gémissements et des gesticulations de Norbert. Totalement absorbé par sa tâche, il chantonnait parfois, travaillant avec des gestes précis, sans que le fait d’œuvrer sur un matériau humain parut le perturber le moins du monde ! Il y eut un entracte pendant lequel l’homme s’absenta, mais Norbert ne put mettre l’instant à profit pour s’éclipser. Abasourdi, à moitié assommé par l’anesthésiant injecté, il demeura passif dans le fauteuil. La seconde partie fut plus brève, mais aussi intense. Il s’agissait, d’après ce que Norbert ressentit, et les commentaires et marmonnements incompréhensibles, de la pose d’une prothèse. Il sembla à Norbert qu’on lui enfonçait dans la gencive à coup de marteau ! Puis les deux mâchoires furent plusieurs fois ouvertes et refermées de force.

– Voilà ! Elle ne vous gêne pas, comme cela ? Bien ! Bon boulot ! Le calmant va cesser son effet. Vous allez avoir encore mal pendant quelque temps, et puis ça passera. Je vous ai posé une dent. Une vraie ! Ah, ah, je plaisante ! Tenez, regardez. Première qualité ! Encore toute chaude !

Il tendit à Norbert un vieux miroir moucheté. Il aperçut vaguement quelque chose de blanc à la place de sa molaire, mais s’en fichait royalement. Il voulait partir ! Fuir au plus vite. Mais l’autre ne l’entendait pas de cette oreille !

– Très bien ! Merci, docteur ! Merci pour tout ! Et au revoir ! Pour l’argent, je vous…

Norbert avait du mal à parler. La bouche pâteuse, les lèvres craquelées, il était épuisé et incapable de se défendre. D’autant qu’effectivement, la douleur réapparaissait.

– Attendez ! Doucement ! Du calme ! Pendant qu’on y est, je vais vérifier le reste ! Voyons ! Voyons ! Bien ! Oh, oh ! Qu’est-ce que nous voyons là ! Une autre carie ! Au moins aussi belle que la première. Moins avancé, mais cela viendra ! Eh bien, jeune homme, on ne prend pas soin de ses dents ! C’est pourtant un capital important, non ? Enfin, c’est vous qui voyez ! On attaque tout de suite, pour être débarrassé ?

– NOOONNNNN ! ! !

Le cri du coeur avait jailli ! Non ! Assez pour aujourd’hui ! Une autre fois, d’accord ! Autant qu’il voudra ! Mais par pitié, non, pas maintenant ! Pas aujourd’hui !

– Bon ! D’accord ! Mais il faudra revenir sans attendre ! Sinon, je peux vous promettre que vous allez encore souffrir ! Au moins autant que cette fois.

Norbert se sentait coincé. Qu’avait-il fait au ciel pour se trouver dans une telle galère ? Il ne l’avait pas mérité ! Vraiment pas !

– D’accord ! Je reviendrai ! Demain ! Après-demain ! La semaine prochaine ! Mais plus aujourd’hui ! Non ! Plus aujourd’hui !

– Disons après-demain ? Même heure. C’est tôt, mais j’aime autant ! Moins de passages. Moins de témoins ! Ah ! Une dernière chose. Le produit que j’ai utilisé pour vous endormir est nouveau. Il y aura peut-être des effets secondaires. Alors ne vous inquiétez pas.

Norbert opina, n’écoutant pas, trop pressé de prendre congé. L’homme le raccompagna jusqu’à la porte et la claqua derrière Norbert, sans vérifier si celui-ci était capable de tenir sur ses jambes. C’était tout juste, mais le soulagement d’être enfin libre le soutenait. Il tituba, puis ses pas se firent plus assurés.

«  Foutu imbécile ! Boucher ! Charcutier «  Il osa un doigt timide à l’intérieur de sa bouche pour tâter la nouvelle venue. Elle lui parut tout à fait intégrée dans la dentition originelle.

«  Mmm ! Bon ! Pas trop mauvais boulot, mais foutu imbécile ! Et il faudra que j’y retourne ! En bien, pas question ! Non ! J’irai ailleurs ! Maintenant je peux attendre ! « 

Il rentra chez lui, complètement épuisé par ses aventures et tous les produits ingurgités. Il sombra dans un sommeil lourd, sans rêves, peuplé seulement de quelques cauchemars à la limite de l’inconscient. Il n’émergea que vers la fin de l’après-midi, dans un état nauséeux et semi-comateux. Une large rasade d’alcool contribua à lui redonner un semblant de conscience, mais réveilla en même temps la souffrance latente de sa bouche. Il s’endormit quelques heures plus tard, abruti d’alcool.

Au matin, son état ne s’était guère amélioré. Sa tête tournait comme un manège déréglé, et sa mâchoire était douloureuse. Sa mâchoire ! Pas sa dent ! Celle-ci ne réagissait plus que faiblement au toucher, mais les muscles eux-mêmes étaient douloureux. Et puis sa bouche était pleine de poils. Ou de laine. Enfin d’un truc quelconque qu’il cracha. Il se rinça à l’aide d’une demi-bouteille de vin, et chercha sans la trouver la couverture qu’il avait probablement mordue et déchirée.

Son moral remonta quelque peu. La rage de dents s’estompait, et l’épisode du dentiste sadique était terminé ! Fini ! On n’en parlerait plus ! Quoique sur la face opposée de la même mâchoire, un léger agacement prouvait que la prédiction sur la nouvelle carie était bien près de se réaliser.

Se munissant de l’annuaire, il se déplaça jusqu’au téléphone qu’un voisin serviable mais inconscient lui laissait à libre disposition, afin qu’il puisse chercher du travail. Il appela successivement nombre de cabinets dentaire et autres cliniques, sans parvenir à obtenir mieux qu’un rendez-vous trop loin dans le futur. Peut-être à cause des mauvaises vibrations qu’il transmettait, ou simplement pour sa voix hésitante et avinée.

Les éclats de voix, les menaces même qu’il proféra ne changèrent rien. On se contenta se lui raccrocher au nez. Et merde ! Il n’allait quand même pas retourner chez ce type, dans son cagibi infâme ? Non !

Le lendemain, son entêtement avait faibli. Il avait de nouveau passé une très mauvaise nuit, pendant laquelle ses rêves l’avaient entraîné dans de folles courses-poursuites, où il était tour à tour chasseur et chassé, traqueur et traqué. Il avait attaqué, s’était défendu, avait mordu à belles dents autant de tendres proies que de rugueux pelages. Il se leva, en sueur, les draps et couvertures rejetés en boule, et les mâchoires autant tourmentées que la veille. Il cracha encore des morceaux bizarres, fibreux et élastiques, dont certains s’étaient coincés entre ses dents.

«  Quelle saloperie est-ce qu’il m’a injectée ? Des types pareils, on devrait les dénoncer ! « 

D’un autre côté, il était tenté d’y aller de nouveau. Aussi douloureuse que cela avait pu être, l’épreuve était finie, et le souvenir s’estompait. Alors qu’un travail complémentaire restait à faire dans sa bouche. Il parvint à rire en songeant que sa nouvelle dent réclamait des compagnes.

Brusquement il se décida. Mais cette fois-ci il ne se laisserait pas faire aussi passivement. Il serait ferme, et exigerait des égards ! Il fit un effort de toilette avant de sortir. Un mince effort, mais significatif. Dehors, la lumière lui fit mal aux yeux. Encore une réaction avec ce satané produit. Il avait lu quelque part que des médicaments pouvaient vous rendre luminophobe, ou soleilophobe, enfin un de ces machins pas très nets ! Il marcha rapidement, sans prendre garde aux alentours. Il remarqua tout juste un rat mort déchiqueté dans le caniveau, victime probable d’un chien rôdeur. Plus loin, un tas de fourrure sanglant était poussé contre un arbre.

«  Foutus chauffards, se dit-il. On conduit une voiture et on en profite pour écraser les pauvres bêtes ! « 

Il enfonça les mains dans ses poches et pressa encore le pas en passant devant un groupe de plusieurs personnes qui cessèrent leurs discussions à son passage et le regardèrent d’un air soupçonneux.

«  Quoi ? J’ai un pied à la place du nez ? Bande de cons ! « 

Il ne vitupéra que pour lui-même Inutile d’exciter des gens qui semblaient déjà l’être suffisamment. Il ne jugea pas utile de demander ce qui se passait, et s’engouffra sous le porche menant à la cour du « dantiste ».

Celui-ci l’attendait, et s’occupa immédiatement de lui, avec un soupir satisfait et légèrement goguenard. Les soins furent cette fois-ci, à la fois plus rapides et moins douloureux. L’extraction de la dent cariée et son rebouchage ne prirent que peu de temps, puisque l’infection n’était que légère. Norbert se retrouva dehors, engourdi mais heureux de s’en tirer aussi bien, d’autant qu’on ne lui avait encore réclamé aucune participation financière aux soins. Ce qui était d’une qualité rare à ses yeux !

Il avait gagné, dans l’histoire, deux dents impeccables, dans un état superbe, fausses évidemment, mais que l’on pouvait croire faire partie de la dentition d’origine. Un peu plus grosses, certes, mais solides et efficaces. La seule contrepartie qu’il avait dû accepter était un nouveau rendez-vous quarante-huit heures plus tard, pour en vérifier la bonne implantation ainsi qu’un léger soin nécessité par un nouveau contrôle.

« Oh, mais rien de grave ! Juste un test pour voir si vous supportez convenablement le traitement. Et on en profitera pour changer quelques canines ! Ah, ah ! Je plaisante ! Je plaisante, bien sûr ! Ah, ah !

Norbert ne goûtait pas, mais alors pas du tout ce genre d’humour. Il accepta une nouvelle visite, qui serait la dernière. La der des der ! Promis, juré ! Merci, et salut ! Bonjour chez vous !

Bien entendu, les deux nuits qui suivirent furent autant de calvaire pour Norbert. Les journées se traînèrent interminables, mélange de peur et d’épuisement, d’attente impatiente et de désespoir. Dès le crépuscule, paradoxalement, son esprit s’aiguisait, devenait comme affamé, mais en même temps son corps s’affaiblissait et il s’écroulait sur sa couche. Alors accouraient à grandes enjambées les cauchemars monstrueux, qui devenaient de plus en plus horribles chaque nuit. Ses dents, devenues autonomes, prenaient même le contrôle total de son corps pour l’emmener à la poursuite de proies effarouchées et déchirer avidement leurs gorges délicates et leurs membres appétissants, écrasant les os pour en tirer la moelle onctueuse et délicate.

Quand il se rendit à son ultime rendez-vous, il réalisa qu’un étrange malaise planait sur le quartier. Des groupes se formaient, la densité de policiers était plus importante qu’à l’accoutumée, tout concourait à créer une atmosphère de malaise.

Il perçut des bribes de conversations, des phrases apeurées émises sous le manteau. Il ressortait simplement de tout ceci que le quartier était en effervescence parce que, la nuit dernière, une femme avait été assassinée. Et de manière horrible.

Norbert ricana. Comme si de telles choses n’arrivaient pas tous les jours ! Une pute éventrée par un client pervers n’avait rien d’inhabituel ! Et qu’elle soit égorgée, éventrée, éviscérée ou découpée en morceaux ne changeait rien au problème ! Dans la vie moderne, l’horreur était quotidienne, et le principal était de faire en sorte de ne pas en être la victime ! Tout simplement ! Tout Bêtement !

Ne désirant donc nullement se mêler des affaires des autres, il ne traîna que le moins possible dans la rue, comme d’ailleurs les fois précédentes. Une fois encore, le « dantiste » paraissait l’attendre. Toujours vêtu de la même blouse qui ne méritait qu’une poubelle miséricordieuse, toujours muni des mêmes ongles en deuil, avec les mêmes lunettes opaques devant les mêmes yeux chassieux, il était maintenant considéré par Norbert comme faisant partie des meubles. De ces éléments rassurants d’un décor immuable, permanent.

Assis sur le fauteuil maintenant familier, il regardait l’homme qui disposait son matériel. Le soulagement et le regret se partageaient l’âme de Norbert. Soulagement de ne plus jamais mettre ni les pieds ni les dents dans cette infâme officine, et regret de ne plus se soumettre à ce rituel barbare mais attirant. Le soulagement l’emportait cependant sur le regret.

Il ferma les yeux et s’abandonna dans l’attente de la piqûre inéluctable. Effectivement, la seringue s’approcha une fois encore de la saignée du bras de Norbert. Mais au moment où la tige métallique allait s’enfoncer dans la veine, une sonnerie retentit au loin. Le dentiste marqua un temps d’arrêt, puis, haussant les épaules, il s’apprêta à continuer. Pourtant la sonnerie continua, lancinante. Le téléphone se trouvait certainement assez loin pour que le bruit ne parvienne qu’autant étouffé, mais le bruit devenait obsédant.

Accompagné d’un juron, la seringue tinta sur la tablette métallique supportant les autres instruments, et le dentiste abandonna son patient. Une poignée de secondes plus tard, Norbert constata l’arrêt du bruit cristallin, remplacé par un murmure de conversation. Il soupira, se détendit et patienta. Il patienta de longues minutes, mais il apparaissait que le dialogue continuait, fort animé. Il attendit encore un peu, mais il sentait des fourmis lui grimper le long des jambes. Il se releva alors, maladroitement, et fit quelques pas. Il parcourut la pièce, observant avec une curiosité grandissante les détails de l’installation.

Pour la première fois, en effet, il avait le loisir de faire le tour du propriétaire. En fait, il n’y avait que peu de choses à voir. Le fauteuil déjà cité, qui trônait au milieu de la pièce, éclairé par une ampoule nue. En dehors de cette partie lumineuse le reste se trouvait dans la pénombre. Le ménage avait été fait pour la dernière fois pour fêter la Libération, et les faibles bruits et grattements que l’on pouvait percevoir provenaient évidemment de tribus de souris. Les araignées, elles, vivaient leur vie silencieusement. Norbert aperçut un placard entrouvert, celui-là même d’où le dentiste sortait ses instruments et produits. Normalement fermé par un cadenas, mais à présent bâillant légèrement. Le cadenas, quant à lui, pendait déverrouillé à un crochet.

Norbert tendit l’oreille pour vérifier qu’il ne risquait pas d’être surpris en flagrant délit de curiosité malsaine, mais là-bas, il semblait y avoir profond désaccord entre les deux interlocuteurs. D’après ce qu’il entendait, il y avait discussion sur des prix, des tarifs, des approvisionnements. Rassuré, il s’approcha du meuble. Une vague lueur phosphorescente s’en dégageait. Norbert risqua un oeil à l’intérieur, mais il ne put rien détailler de son contenu. Tendant la main, il ouvrit alors doucement le battant, qui grinça tel le couvercle d’un cercueil.

Comme il s’y attendait, l’une des étagères était encombrée d’un fouillis d’instruments chirurgicaux plus ou moins rouillés, pêle-mêle, entassés sans soin. La seconde étagère supportait un seul flacon, source de la lumière verdâtre et glauque qui avait attiré Norbert.

Quant à la troisième, la plus basse, Norbert ne distingua tout d’abord pas précisément ce qui y était posé. Il s’approcha encore, et saisit l’un des deux objets. Il comprit. Ce qu’il tenait à la main n’était qu’un os de mâchoire, comme ceux utilisés par les étudiants en médecine. Un os sur lequel le dentiste devait vérifier certaines données, et qui comportait encore, encastrées, la plupart de ses dents. Un rien dégoûté, Norbert reposa précautionneusement la chose, et prit l’autre.

Cette fois-ci, son cerveau refusa la réalité de ce qu’il tenait dans sa main. Une plaisanterie macabre, évidemment, car ce ne pouvait pas être réel !

Il tenait par l’articulation démantibulée, une autre mâchoire. Mais ce qui différait d’avec la première, c’était que celle-ci n’était pas uniquement un os. La mâchoire était entière, comportait toutes ses dents sauf deux, qui, curieusement, correspondaient à celles implantées récemment chez Norbert !

De plus, la chair y adhérait encore, et quelques poils sortaient même de la peau en lambeaux épais qui en recouvrait une partie. Incrédule, Norbert fixait le débris humain, écarquillant les yeux, et refusant catégoriquement l’évidence. Il chercha une explication plausible, rationnelle, mais sursauta soudain, lâchant la mâchoire. Celle-ci rebondit dans un coin et se réfugia sous l’armoire. Pris sur le fait, Norbert fit volte-face. Le dentiste était revenu, furieux de l’indiscrétion de son patient.

– Imbécile ! De quoi tu te mêles ! Regarde, maintenant ! Où est-elle passée, cette fichue…

Il se baissa pour farfouiller sous l’armoire, passa le bras et ramena le trophée, maculé de poussière. Il souffla dessus avant de l’essuyer avec sa manche. Il se tourna alors vers Norbert, qui avait reculé prudemment, et le foudroya du regard.

– Tu es bien curieux, mon garçon ! C’est dangereux, tu sais !

– Oui, oui, mais, non, je…

– Allez, rassieds-toi ! On a du travail !

– Non, non, je ne veux pas, c’est…

– Tu te fous de moi ? Tu viens me déranger, je te soigne gratuitement, et toi, pour me remercier, tu fouilles partout !

– C’était un accident ! Je ne voulais pas… Mais qu’est-ce que c’est ?

– Quoi ? Ça ? Eh bien, c’est ma réserve de prothèses ! Mes stocks, quoi !

– Vos quoi ? Vos stocks ?

– Bien sûr ! Et où est-ce que tu croies que je me fournis ? Avec des clients comme toi qui ne payent jamais ? Pas l’ombre d’un sou qu’on me donne ! Rien ! Que fifre ! Alors il faut bien que je me débrouille pour faire mes expériences !

– Vos quoi ?

– Ben oui, mes expériences. Je ne fais pas tout ça pour tes beaux yeux ! D’autant que… Bon ! Je travaille pour la Science, moi ! Pour la Science !

– Pour la Science ? Mais ça ? Dans ma bouche !

– Allons ! Fais pas la fine gueule ! J’ai des fournisseurs qui me ramènent ce qu’il y a de mieux des cimetières ! Ah, ah ! Je plaisante !

-C’est… C’est horrible !

– Mais non ! Tout au plus quelques-unes viennent de la morgue, mais elles sont encore toutes fraîches ! ah, ah ! Je…

– Vous plaisantez ! Oui, je sais ! Mais celle-ci ! Celle-ci !

– Aahh ! Celle-ci !

Le dentiste couvrit la mâchoire d’un regard quasi-amoureux.

– Celle-ci, je la garde pour les connaisseurs ! Ou pour les urgences ! Les cas intéressants ! Comme toi  !

Il regarda Norbert par en dessous, et ce dernier avala difficilement sa salive. Il commençait à comprendre maintenant. Doucement. Il était bouleversé, révolté, écœuré, et une rancœur explosait en lui, le métamorphosant. Ses mâchoires étaient de nouveau douloureuses.

– D’où… D’où vient-elle ?

– Hé, hé. Je l’ai eu pour pas cher, vraiment pas cher ! Exceptionnelle ! Qualité rare ! Solidité garantie ! Directement du producteur au consommateur si l’on peut dire ! Une occasion unique ! Mon gars l’a récupérée toute fraîche sur un type qui avait été massacré par des paysans en colère ! Parait qu’il tuait le bétail, les poules et même les moutons et les vaches, les jours de pleine lune ! Il s’en serait aussi pris à des fillettes ! Un genre de loup-garou, quoi ! Alors ? On dit pas merci ?

Norbert ne dit pas merci ! Un filet de bave coulait de ses lèvres alors que ses dents s’emparaient du contrôle de son corps, comme elles l’avaient fait ces dernières nuits, pour chasser rats et chiens errants. Pour les déchiqueter à grands coups avant de se repaître de leurs sucs. Comme elles l’avaient fait pour cette pauvre fille qui avait eu le malheur de croiser leur chemin, et qui s’était retrouvée un instant plus tard, la gorge broyée et ses entrailles fouillées avidement par la bouche maudite. Ses lèvres se retroussèrent, découvrant des armes avides de chair tendre et goûteuse.

Norbert avança en fixant le dentiste qui recula à son tour, le visage livide. L’homme esquissa un geste de protection dérisoire de son bras, alors que les mâchoires venaient sur lui.

Le praticien n’eut que le temps d’émettre un léger cri incrédule et plaintif avant que les magnifiques dents ne commencent à lui déchirer la gorge. Elles, elles ne plaisantaient pas !

FIN