LES PIEDS DANS LA BRUME

La pluie fine traversait tout,

parvenait à s’insinuer au travers des protections les plus imperméables. Elle glaçait chairs et os sur son passage, en profitant pour saper le moral de ceux qui ne pouvaient faire autrement que de s’y soumettre. Pour parachever le décor lugubre, une brume légère flottait, effilochée, au ras du sol, mais tenace et rampante. Collante.

Pourtant, malgré cela, malgré la tristesse ambiante, un homme sifflotait. Gaiement. Il était complètement étranger à l’atmosphère automnale de cette journée. Pour lui, le ciel était empli de soleil et les rares nuages qu’il apercevait n’étaient que de passage. Il s’appelait Richard et était heureux. Heureux de vivre, heureux de sentir son cœur battre précipitamment, plus vite que la normale. Rien n’était susceptible d’entamer sa bonne humeur. Son euphorie transparaissait par tous les pores de sa peau, au point que les gens qui passaient à côté de lui le regardaient curieusement. Des gamins l’observèrent un moment, puis s’enfuirent en riant, l’index vrillé sur la tempe. «  Encore un barjo ! «  Richard ne les vit pas, ou, s’il les aperçut du coin de l’œil, il s’en moqua ! De la pointe de sa chaussure, il agita une flaque d’eau et observa sans les voir les ondes créées par la perturbation. Ses yeux se perdirent dans les oscillations des vaguelettes, et son esprit commença à battre la campagne.

Bientôt ! Bientôt ils arriveraient, et il pourrait enfin les serrer dans ses bras ! Elle, son épouse, lui, Petit Bonhomme, son fils aîné, et Petite Fleur, sa cadette. Elle ! Curieusement, il ne se souvenait plus de son prénom. Peu importait ! Il n’avait nulle envie de faire fonctionner sa mémoire. Elle ! Il l’appellerait «  Elle «  ! Quant à ses enfants, les surnoms qu’il leur avait donnés étaient devenus leur appellation officielle. Bientôt ! Quand ils seraient enfin là ! Enfin revenus !

Il renifla, et du coup, il prit conscience qu’il était immobile depuis un long moment. L’engourdissement qui l’avait gagné faillit le faire trébucher. Il remua avec difficulté ses jambes ankylosées, et, chancelant, fut même sur le point de tomber. Pour l’instant, le quai de la gare était presque désert, contrairement à ce qu’il était un moment plus tôt, et à ce qu’il serait dans quelques minutes, quand le train annoncé par les haut-parleurs arriverait.

A plusieurs reprises, déjà, il avait assisté à de tels mouvements de foules. Cela était d’ailleurs un bien grand mot, car la gare n’était qu’une station de banlieue, ne comportant que quelques voies, et qui ne pouvait en aucun cas se mesurer avec les grandes gares parisiennes. Il espérait qu’il attendait sur le bon quai, mais n’en était pas certain. En fait, cela n’avait que peu d’importance, il aviserait le moment venu.

Afin de se dégourdir les jambes, il décida de faire quelques pas de long en large. Il se baissa et prit le sac de voyage qu’il avait posé à ses pieds. Le poids du bagage le rassura. Dedans, il y avait des choses importantes, même s’il ne savait plus trop bien ce que c’était.

Là-bas, au bout du quai, il aperçut soudain une femme accompagnée de deux enfants qu’elle tenait par la main. Il plissa les yeux, et crut un instant… Mais non, il ne s’agissait pas d’eux. Rien à voir. Elle était épaisse, mal habillée, et les marmots noirauds et criards. Rien à voir avec ses charmants bambins, ouverts, rieurs, grands, blonds ! Adorables ! Ni avec son épouse élancée, élégante, intelligente, parfaite. Il détourna la tête, une moue de mépris sur les lèvres. Avoir pu confondre ceux-là avec sa propre famille lui mettait la rage au cœur ! Il était furieux, et aurait été capable de les insulter s’ils s’étaient approchés. Mais ils restèrent au bout du quai, et Richard oublia immédiatement l’incident.

Il continua à attendre. Sa courte promenade l’avait réchauffé et lui avait dégourdi les jambes, et son humeur revint à son état initial. A présent, des paroles de chansons lui venaient sans cesse, telles des rengaines inlassablement répétées.

Un nouveau train fit son entrée, et une autre bousculade se produisit. Personne ne faisait attention à Richard, et lui-même ne prenait pas garde aux gens qui se pressaient. Il se contentait de regarder dans le vide, son précieux sac serré contre sa poitrine.

Ils n’arrivaient toujours pas. Une certaine gêne, venue d’on ne savait où, perçait dans le ventre de Richard. Il tenta de minimiser et de se rassurer.

«  Bien sûr qu’ils vont arriver ! Tiens ! Je suis absolument sûr qu’ils seront dans le prochain train ! Je vais leur acheter… Voyons… Oui ! Une glace à chacun ! Et aussi un cornet de frites ! Ils vont adorer ! Les chers petits ! Et si je prenais des fleurs pour Elle ? Non, c’est idiot, avec tous les bagages qu’ils transportent ! « 

La gêne se fit brusquement plus forte, tordant ses entrailles. L’éclair ne dura qu’un instant, mais Richard se plia en deux, accablé de douleur. Il avait vu, imaginé, son épouse et ses enfants morts, baignant dans une mare de sang ! Et lui-même à côté, hébété par la douleur et l’incompréhension.

«  Mon Dieu, un accident ! Ils ont eu un accident ! Ce maudit train a déraillé, ou… Ils vont l’annoncer, et ils seront morts, morts ! Morts ! « 

Aucune annonce ne fut pourtant faite durant les longues minutes qui suivirent, et son anxiété redevint de la colère. Il secoua la tête, et marmonna quelques mots. Des gouttes d’eau jaillirent de ses cheveux trempés et il s’essuya les yeux d’un revers de main.

«  Et s’ils ne viennent pas ? Si Elle a décidé de les garder ? De ne plus me revoir ? De m’abandonner ? La garce ! Elle en serait bien capable ! Je la tuerais ! Je les tuerais, elle et son amant ! Tous ! Tous !

Le vide se faisait autour de lui, autour de cet énergumène en imperméable douteux et aux yeux hagards, gesticulant sous la pluie, les pieds dans la brume. Aucune importance ! Ceux qui ne seraient pas contents, il les tuerait ! Les tuerait ! Tuerait !

Il finit par se calmer, et sourit en entendant l’annonce tant attendue. Le train entrait en gare, et ils seraient là dans un court instant ! Là ! Avec lui ! Tous ensemble et réunis ! Il se retint pour ne pas sauter de joie, se contentant de trépigner sur place.

De nombreux voyageurs, là encore, descendirent des wagons. Richard tordit le cou dans tous les sens pour ne pas risquer de les manquer. Pourtant, quand il ne resta plus sur le quai que quelques retardataires, il fut sur le point de désespérer. Des larmes de frustration montèrent à ses yeux. Il…

– Richard !

Il entendit l’appel, mais ne réalisa pas immédiatement. Il fallut que celui-ci soit répété à plusieurs reprises pour qu’il fasse son chemin au travers de sa conscience.

– Richard ! Richard ! Ohé, Richard !

Enfin, il comprit, retint son cœur avant qu’il n’explose, et se retourna, ébloui d’une joie et d’un espoir démesurés. Les voilà ! Ils étaient là ! Ils…

Le sourire se figea sur les lèvres de Richard. Un instant, il pensa avoir rêvé, que ses sens lui avaient joué un mauvais tour. Un mirage auditif, en quelque sorte ! Car devant lui, aucune femme, aucun enfant ne ressemblait même de très loin à sa propre famille ! Il n’y avait qu’une femme, certes accompagnée de deux gamins, mais rien à voir avec… Il se souvenait. Ceux-là étaient ceux qu’il avait aperçus un peu plus tôt, noirauds et mal fagotés, et qui étaient passés non loin de lui ! Personne d’autre à l’horizon qui pouvait correspondre avec ceux qu’il attendait. C’est alors que la femme s’adressa à lui.

– Richard ! Nous sommes là ! Tu ne nous avais pas vus ?

Incrédule, Richard toisa le petit bout de femme boulotte devant lui ! Pourquoi s’adressait-elle à lui de cette façon, en le tutoyant comme s’ils avaient couché ensemble ! Et ces enfants ! Penauds, le regard baissé, ils ne paraissaient pas vraiment à leur aise.

– Comment ? répondit-il ? Que me voulez-vous ?

– Enfin Richard, regarde-nous ! Nous sommes là !

– Qui êtes-vous ?

– Richard, Richard, c’est moi, ta femme ! Voilà tes enfants ! Tu ne nous reconnais donc pas ?

Il hocha la tête, hébété. Ce n’était pas Elle ! Pourquoi le prétendait-elle ? Pourquoi cette comédie ? Elle le prit par le bras. Il eut un mouvement instinctif de recul, mais elle s’accrocha et en profita pour lui déposer un bref baiser sur la joue.

– Tu ne nous dis pas bonjour ? Regarde, voilà Petit Bonhomme ! Et Petite Fleur ! Dites bonjour à votre père, les enfants !

Sans trop d’empressement, plus par devoir que par besoin, le garçon et la fille tendirent les bras vers Richard, qui, instinctivement, se baissa pour les embrasser. Il était troublé, ne savait plus. Etait-ce possible qu’ils aient tant changé en si peu de temps ? En, voyons, quelques jours, quelques semaines ? Dans son souvenir, ils étaient complètement différents. Pourtant, si Elle le disait, alors…

Non, c’était impossible ! Il avait foi en ses souvenirs, et rien ne correspondait. Il les repoussa, le front plissé.

– Non, non, je ne vous crois pas ! Vous n’êtes pas eux !

– Richard, que se passe-t-il ? Tu ne te sens pas bien ? Tu es malade ?

– Non, non, je ne suis pas malade ! Pas malade !

Il avait crié, et on le regardait curieusement. Bien sûr il savait qu’il avait été malade pendant une longue période, ces derniers temps. Mais à présent il était guéri ! Totalement ! Même si ses souvenirs étaient un peu flous, il se portait bien. En pleine forme !

Elle avait reculé, et une ombre était passée dans son regard. Pourtant elle ne cilla pas quand il reprit.

– Vous n’êtes pas Elle ! Je le sais bien ! Qu’est-ce que vous en avez fait ? Hein ? Hein ? Répondez-moi !

– Calme-toi, Richard ! Tout le monde nous regarde ! Viens, on s’en va ! Venez, les enfants.

Richard ne savait plus. Le doute, affreux, s’insinuait dans son cerveau. Il commençait à avoir la migraine. Peut-être bien, alors, que cette femme avait raison, que c’était bien Elle, et ses enfants, Petit Bonhomme et Petite Fleur ! Mais non, ils sont… De lugubres pensées lui traversèrent l’esprit. Il ne parvint à les chasser qu’au prix d’une nouvelle crise de colère. Avait-il perdu la mémoire ? Il s’interrogeait. Pourtant son épouse était belle, si belle, beaucoup plus que cette femme-là !

– Non, non, non, laissez-moi tranquille ! Vous n’êtes pas eux ! Pas eux !

 

A ce moment, un homme vint les rejoindre. La femme le saisit par le bras, soulagée, et le poussa vers Richard.

– Regarde, Richard, ton frère est venu aussi ! Ton frère Albert !

Son frère ? Albert ? Cet homme voulait se faire passer pour son frère ? C’était un complot ! Cet homme avec sa gueule de médecin, à la fois bonasse et rusée. L’air d’un faux-jeton, complètement différent de son frère véritable. L’homme souriait pourtant, et lui adressait des paroles familières. Il semblait parfaitement le connaître, et Richard se laissa convaincre peu à peu.

Frites et glaces étaient oubliées. Sans mot dire, Richard se laissa entraîner doucement vers la sortie. «  Très bien ! Puisque tout le monde est du même avis, alors… C’est quand même curieux qu’ils aient à ce point changé ! « 

Richard ne protesta que mollement quand un nouveau venu lui prit doucement le sac qu’il tenait. Le brouillard autour de lui semblait remonter le long de ses jambes, et il commençait à flotter dans un détachement bienheureux. Il n’entendait pas la discussion qui avait lieu derrière lui, entre sa femme et son frère.

– J’ai eu peur, disait-elle. Il commençait vraiment à devenir menaçant ! Vous êtes intervenu juste à temps !

– Vous n’aviez aucune crainte à avoir, Bérangère ! Tout était prévu.

– Mais quand même, docteur, un tel monstre !

– Taisez-vous, je ne tiens pas à ce qu’il entende.

– Mais il a quand même massacré sa femme et ses enfants ! Sauvagement ! Et tout ça pour quoi ? Parce qu’elle voulait partir avec un autre homme ! C’est un monstre !

– Un malade, Bérangère, un malade !

– Et cette autre femme qu’il a tuée, avec ses enfants, quand il s’est évadé la première fois ? Massacrés aussi parce qu’il croyait les reconnaître !

– C’est fini, maintenant ! Nous rentrons à la clinique. Il n’est plus dangereux. Il ne fera plus de mal, désormais.

 

Richard, perdu dans ses pensées, se demanda ce qu’il avait pu faire de son sac. Son précieux sac, empli de choses et d’autres qu’il avait récupérées dans le bâtiment de chantier de la carrière où il s’était réfugié pour passer la nuit. Des explosifs, principalement. Il renifla à plusieurs reprises et enfonça la main au fond de sa poche comme pour y prendre un mouchoir. L’un des deux hommes qui l’encadraient le laissa faire. Richard, au-delà de son mouchoir, caressa un objet oblong. Du coin de l’œil, il repéra celui qui portait son bagage.

Plus loin, venant dans leur direction, toute une classe d’enfants rieurs et chahuteurs approchait. Richard serra la main sur la grenade et lentement, se rapprocha de l’homme porteur du sac d’explosifs.

FIN