GENTILS CHIENS !

Les éclats de voix et les rires s’échappaient,

bien que la villa fit de son mieux pour tenter de retenir le maximum de bruit. De temps à autre, des aboiements retentissaient également, anéantissant les efforts désespérés de la bâtisse. Celle-ci abandonna carrément lorsque des bras velus aux manches de chemises retroussées ouvrirent brutalement ses fenêtres, libérant l’atmosphère fétide saturée de fumées de cigares et de vapeurs alcoolisées.

La soirée, qui avait fort bien commencé, se poursuivait sur le même rythme. L’ambiance était chaleureuse, entretenue par des boissons et des mets de qualité. La maîtresse de maison avait mis les petits plats dans les grands, et son traiteur s’était surpassé ! Certes, cela n’était qu’une soirée entre amis, mais le standing impose tout de même un certain niveau de qualité et d’abondance !

Les trois couples participant à la mini réception se connaissaient de longue date. Cependant, les aléas de la vie professionnelle faisaient qu’ils ne se réunissaient pas autant qu’ils l’auraient voulu. Cadres moyens et supérieurs, la peur de la pauvreté et l’angoisse du lendemain n’étaient pas vraiment leurs soucis primordiaux. Ils avaient une fâcheuse tendance à se considérer comme l’élite d’une société industrialisée à outrance, où seule comptait la réussite financière et matérielle. Ni vraiment arrivistes, ni franchement snobs, ils jugeaient normal leur statut privilégié. Leurs élans moraux se limitaient à des dons en faveur de différentes oeuvres caritatives, ce qui calmaient les éventuels scrupules de ces dames, et abaissaient par la même occasion le montant de leurs impôts.

Pourtant, si la soirée avait commencé le plus normalement du monde, certains signes auraient pu laisser supposer qu’une tragédie se préparait.

Adeline, la maîtresse de maison, avait été chargée d’organiser le dîner et de lancer les invitations. Tâche qu’elle avait accomplie avec un plaisir immense, au grand dam de sa facture téléphonique !

Le lieu de la rencontre avait été fixé chez Adeline et son mari Jérôme. En effet, Marie-Anne et Jacques demeuraient en appartement, et Charles et Isabelle, quant à eux, s’ils possédaient une fort jolie résidence, étaient par la même occasion affublés d’une horde d’enfants bruyants et turbulents.

De fait, la soirée débuta idéalement. Le temps, très couvert et déjà orageux, menaçant, n’autorisait malheureusement pas un repas sur la terrasse. Isabelle et Charles arrivèrent les premiers, suivis peu après par Marie-Anne et Jacques. Les embrassades fusèrent de toutes parts, chacun y allant joyeusement de son compliment. Puis Adeline s’étonna.

– Au fait, Isabelle, qu’as-tu fait des enfants ? Ils ne sont pas restés seuls, au moins ?

– Non, évidemment ! J’ai demandé à la bonne de rester ce soir pour les garder.

– Tu aurais pu les amener. Ils ne sont pas si terribles.

– Oh si ! Et puis cela fait du bien de sortir en couple, pour une fois ! Sans cette marmaille accrochée à nos basques ! De toute façon la bonne est là pour ça ! Vu ce qu’on la paie !

Pourtant, son époux ne semblait pas vraiment du même avis. Il était clair que dans le couple, l’entente n’était pas au beau fixe. D’ailleurs, il était de notoriété publique que chacun de ces deux-là avait, de son côté, une vie extra-conjuguale extrêmement bien remplie. On se demandait vraiment comment, et pourquoi, ils avaient fait quatre gosses. Dont ils ne s’occupaient que peu ! Mais ce n’était pas son affaire, aussi, Adeline n’insista-t-elle pas, prenant le bras de son amie pour l’entraîner à l’intérieur. A ce moment, Jacques intervint.

– Dis-moi une chose, Jérôme. J’ai amené les chiens. Je peux les laisser dans la voiture ?

Les chiens ! Encore une chose qu’elle avait un mal fou à comprendre. Et à admettre ! Comment ! Un couple, dans un appartement, même de standing, en plein centre de Paris, qui est propriétaire de deux énormes chiens-loups, dont l’appétit et la taille n’avaient d’égal que l’exubérance et le volume des aboiements trop fréquents ! Inimaginable de les laisser livrés à eux-mêmes dans un endroit clos et entourés de voisins excédés ! Impossible également de trouver une bonne âme pour les garder, capable de s’en faire obéir sans se faire dévorer. Ils n’étaient, certes, pas féroces, mais il était préférable que leur maître restât à portée de voix !

En bref, la moins mauvaise solution consistait, pour chaque sortie, à les laisser enfermés dans la voiture, énorme 4 x 4, dont l’arrière avait été aménagé à cet effet !

Adeline, en les invitant, s’était doutée du fait, mais ce détail avait été relégué bien vite à l’arrière-plan. Pourtant, s’il y avait une chose que Jérôme, son mari, ne supportait pas, c’était bien les êtres inférieurs et bruyants ! Dans l’ordre, les étrangers, les enfants, les animaux, et les chiens en particulier ! Il n’y était pas allergique, du moins aux chiens, mais ne comprenait pas l’engouement que les gens pouvaient avoir pour ces bestioles bruyantes et baveuses ! Cependant, le contexte d’insécurité actuel l’incitait à la modération et il admit lui aussi le bien-fondé de la décision de son ami de se faire accompagner des animaux.

– Bien sûr, répondit-il avec un sourire à peine crispé, laisse-les là, ils ne dérangeront personne.

 

Au fur et à mesure que la soirée se déroulait, le climat devenait plus décontracté, plus permissif, et les plaisanteries osées firent leur apparition. Un voile de griserie troublait les esprits, qui se libéraient peu à peu des inhibitions. Les cravates tombèrent, puis les cols s’ouvrirent largement, favorisant ainsi un peu plus le passage aux breuvages de toutes sortes. Les esprits s’égayaient, les propos s’accéléraient, gagnant en volume ce qu’ils perdaient en spiritualité.

Le dîner achevé, les compliments d’usage furent faits à l’hôtesse qui minauda de plaisir. Quelques rots de bien-être furent discrètement étouffés, et les alcools et liqueurs prirent la relève des vins. Bien que proche du solstice d’été, le jour arriva peu à peu à son terme, pour laisser de mauvais gré sa place à une pénombre grandissante. L’état d’euphorie dans lequel baignait Jérôme, accompagné en cela par les autres convives, lui faisait abaisser ses barrières et voir la vie en rose.

– Jacques, dit-il d’une voix quelque peu pâteuse, tu… tu devrais faire sortir tes chiens. Les pauvres, toute une soirée dans la voiture…

– Oh, répondit celui-ci, trébuchant sur les mots, ils y sont habitués !

– Fais attention, ils risquent de pisser partout dans ta voiture. Je te dis pas l’odeur en partant !

Et de s’esclaffer bruyamment ! Jacques fit mine de réfléchir à la proposition, mais il tentait surtout de rassembler ses esprits, pour aligner deux idées un tant soit peu cohérentes.

– Oui, oui, c’est vrai. Allons, je vais les sortir pour faire un tour. Je les rentrerai après. Et puis… Ouups ! Moi aussi, un peu d’air me fera du bien !

– Tu peux les laisser vadrouiller dans le parc. Tout est fermé, ils ne risquent pas de faire de dégâts. Ni de partir faire un tour !

Le parc en question n’était en fait qu’une petite étendue d’herbe pompeusement appelée gazon, mais à partir d’un certain niveau de vie, le jardin devenait un parc, comme, ainsi que Jérôme le disait souvent, il n’avait pas un avocat, mais un conseiller juridique ! Question de niveau de rémunération !

– Et les voisins ? s’inquiéta Jacques ?

– Oh, les voisins ! Ils dorment, à l’heure qu’il est ! D’ailleurs, ils n’ont rien à dire, ils s’engueulent sans arrêt !

– Ah bon ?

– Oui ! C’est un couple d’un certain âge. Lui, du moins ! La soixantaine. Toujours à travailler son jardin et à se balancer dans son rocking-chair. Une vraie manie ! Et pas sympa pour deux sous ! Un vrai ours ! Elle, en revanche, beaucoup plus jeune que lui, coureuse comme pas deux. Et mignonne ! D’ailleurs, plusieurs fois, elle m’a carrément dragué ! Ce n’est pas que…

– Jérôme ! rugit son épouse, qu’est-ce que tu dis ?

– Mais rien, rien, voyons ! Je plaisantais ! Tu sais bien, une discussion entre hommes !

– Je t’en montrerai, moi, des discussions entre hommes ! On réglera ça plus tard !

– Oui, bon, enfin, les voisins, ils n’ont rien à dire !

– Le tout, c’est de ne pas exagérer ! insinua Adeline.

– Tu dis ça pour moi ? se cabra Jérôme.

– Allons, allons, les tourtereaux, du calme ! Sortez un moment, prenez l’air, inutile de commencer à se disputer !

– Moi aussi, j’ai besoin de prendre l’air, renchérit Jacques. Je ferai aussi comme eux, comme les chiens. Je veux dire, arroser la pelouse, hé, hé…

Jacques se leva, rougeaud, soufflant et titubant, et sortit à la suite de son ami. Quelques instants plus tard, des aboiements joyeux indiquèrent que l’opération de libération de la gent animale s’était correctement effectuée. Un court moment passa, puis Jacques et Charles reparurent, soulagés et souriants.

– C’est fou ce que cela fait du bien ! On se sent revivre !

– Et ça redonne soif !

– Pas de problème ! Il y a ce qu’il faut !

– Nous n’en avons jamais douté ! Mais qu’est-ce que j’avais envie de pisser !

La soirée reprit et continua. L’intermède des chiens fut rapidement oublié devant les questions importantes qu’il restait à traiter.

Deux heures du matin sonnaient au clocher voisin quand les bâillements qui menaçaient de décrocher les mâchoires indiquèrent qu’il était temps de mettre un terme à la soirée.

– Il n’est de bonne compagnie qui ne se quitte ! cita Jacques, finement.

Les dames reprirent leurs sacs à mains après un passage à la salle de bain pour réparer les dégâts éventuels sur leur visage, les maris reprirent vestes et cravates lâchement abandonnées, et vint le temps de la séparation.

– Tu n’oublieras pas tes chiens, rappela Jérôme à Jacques. Ne nous les laisse pas en pension !

– Les pauvres bêtes ! Ils ne seraient pas vraiment à la fête, avec toi ! Enfin ! Comme on dit : qui n’aime pas les animaux n’aime pas les hommes !

– C’est ça, c’est ça ! Dis-le à tes clébards !

– Allez ! Allez, venez les chiens ! Sultan ! Brutus ! Venez, mes chéris ! On rentre à la maison !

Ils attendirent, mais aucun bruit canin ne se faisait entendre. Pas de jappements, ni de halètement, aucun bruit de course. Grommelant, Jacques se lamenta.

– Et merde ! Il faut que j’aille chercher ces sales bêtes. Elles doivent certainement être derrière, à bouffer un os ou un bout de bois quelconque ! Et cette foutue herbe qui est trempée ! Merde ! Mes godasses vont être foutues !

Sous les rires et les quolibets, il se décida pourtant à partir à la recherche de ses chers trésors à quatre pattes. L’herbe était effectivement trempée. Pendant le dîner, l’orage promis avait fini par éclater et déversé des trombes d’eau. L’averse diluvienne avait été brève, suffisante cependant pour grandement rafraîchir l’atmosphère. Il faisait bon, mais de larges flaques témoignaient encore de la fureur récente des éléments.

Jacques réapparut au bout de quelques minutes, les pieds et le bas du pantalon recouverts d’une boue grasse.

– Saloperie d’herbe ! Saloperie de flotte ! Saloperies de sales bêtes !

Il jura encore un long moment, mais tous avaient compris que les chiens étaient demeurés introuvables. Jérôme se décidait à aller récupérer torches et autres lampes de poches pour organiser une battue en règle, quand ils entendirent un frottement et d’autres bruits singuliers en provenance du côté de la maison.

Ils avancèrent prudemment, pour stopper au bout de quelques mètres. Le spectacle qui se présentait à leurs yeux les stupéfia !

Devant eux se tenaient Sultan et Brutus, les deux molosses de Jacques. Des animaux vraiment impressionnants dans la semi-obscurité, les poils mouillés, couverts de terre, le museau disparaissant sous un magma brun, mélange de boue et d’une autre substance qui ressemblait à s’y méprendre à du tissu !

Derrière eux, une forme allongée gisait, et les traces laissées sur le sol indiquaient clairement que les chiens avaient traîné jusque là leur proie inerte.

Horrifiés, les trois couples firent de concert un pas en arrière. Les femmes émirent un petit cri aigu, tout en mettant leurs mains devant leur visage ou leur bouche. Puis le silence se fit. Incrédule. Fait d’incompréhension et de refus de la réalité, refus de ce que leurs sens leur faisaient palper d’une manière pourtant tangible. Mais la différence par rapport à leur univers habituel était trop importante pour que le fossé fut comblé sans délai. De fait, plusieurs minutes de paralysie furent nécessaires avant qu’un bêlement ne sorte d’un gosier jusque là bloqué. Ce fut le signal de réveil, et tous s’agitèrent, parlèrent, crièrent, sans pour cela s’approcher de la forme étendue.

Jérôme put ensuite retrouver suffisamment sa maîtrise pour calmer ses amis. Ou du moins pour le tenter.

– Allons, allons, chut ! Pas si fort !

– Qu’est-ce que c’est ? Un clochard ?

– Vous croyez qu’il est mort ?

– Qui est-ce ?

– Silence ! SILENCE, je vous dis ! ! Pas la peine de réveiller tout le voisinage ! Evidemment qu’il est mort ! Avec ce que tes chiens lui ont fait !

– Mes ch… Comment mes chiens ? Tu… Tu crois que ce sont eux qui…

– Non, il s’est sûrement fait ça tout seul ! En sautant à la corde ! Ou mort de peur ? Bien sûr que ce sont tes chiens ! Regarde ! Ses vêtements sont déchirés ! Tes sales bêtes ont dû l’attaquer, et puis elles l’ont traîné jusque là !

– Mais… Mais… Non ! Ils ne sont pas méchants ! Ils n’attaquent pas ! Sauf si… Si…

– Si quoi ?

– S’ils se sentent menacés, ou si on les effraie, alors, peut-être que…

– Peut-être, hein ! Peut-être bien qu’ils avaient faim, aussi !

– Oh non, Jérôme, pas ça !

– Non, il semble bien qu’il n’ait pas trace de morsure.

Jérôme s’était rapproché, et, accroupi, observait le cadavre, prenant bien soin de ne pas le toucher. Il tordit le cou pour apercevoir le visage du mort, mais dut, pour cela, mettre les mains dans la boue. Les cinq autres témoins ne pipaient plus mot, et s’étaient reculés à distance respectueuse. Jérôme reprit :

– Il s’agit certainement d’un vagabond, ou d’un cambrioleur qui aura tenté de s’introduire. Voilà pourquoi les chiens lui ont sauté dessus !

– Ben oui, voilà ! claironna Jacques, soulagé. C’est de sa faute, à lui !

– Peut-être bien, mais ils n’étaient pas obligés de le tuer ! Ils auraient pu se contenter d’aboyer ! Oh merde ! Merde ! Merde ! Putain de merde ! !

Jérôme se releva soudain, et ses amis purent voir que son visage avait pris une charmante couleur de craie. Livide, pétrifié, il n’empêcha pas un filet de bave couler de ses lèvres béantes jusqu’à son menton.

– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Il n’est pas mort ?

– Hein ? Oh si, si ! Bien sûr ! Ce qu’il y a, c’est que…

La phrase inachevée intrigua l’assistance qui fit un pas en direction du corps, et les têtes se tendirent. Ils commençaient à s’habituer au spectacle. Une certaine excitation morbide transparaissait d’ailleurs dans leurs regards. Sauf, évidemment, dans celui de Jacques, qui sentait la catastrophe tomber sur lui, responsable de ses chiens !

– Dis-nous, Jérôme ! Vite ! Qu’est-ce que tu as vu ?

– C’est… Il y a que ce n’est pas un vagabond ! Ni un cambrioleur ! Je ne pense pas ! En fait, je crois… Je suis même sûr que c’est…

– Oui ! Qui ? Qui est-ce ?

– Le voisin ! Le voisin d’à côté ! Celui dont nous parlions tout à l’heure !

– Mon Dieu !

– Merde !

– C’est pas vrai ?

 

Jérôme se releva. D’un air hagard, il dévisagea les autres. Il était totalement déconcerté et ne savait plus que faire. Au lieu d’un intrus banal dont on aurait pu justifier, ou du moins expliquer la mort, il s’agissait en fait d’un voisin, paisible retraité inoffensif, au caractère emporté certes, mais qui n’aurait pas fait de mal à la moindre mouche. Du moins à ce qu’ils en savaient !

– Qu’est-ce qu’on va faire ?

– Il faut appeler un médecin !

– La police ! Le SAMU !

– La police ici ? Mon Dieu !

– Il faut faire quelque chose ! Vite !

Jacques essaya de tempérer les ardeurs.

– Attendez ! Attendez ! Attendez un instant ! Tu es absolument sûr qu’il est mort, Jérôme ?

– Ah ça oui ! Plus mort que cela, c’est carrément momifié !

– Alors réfléchissons sereinement ! Nul besoin de se bousculer ! Plus personne ne peut venir en aide à ce pauvre vieux, alors cessons de nous affoler !

– Qu’est-ce que tu veux dire, Jacques ?

– Simplement que ce pauvre type n’a plus besoin de soins, alors qu’il est inutile d’ameuter le quartier bêtement !

Jérôme fronça les sourcils. Il ne voyait pas où son ami voulait en venir ! Il y avait un cadavre sous leurs yeux, mort de mort violente qui plus est. Pour couronner le tout, chez lui ! Dans sa propre maison ! ! Alors, la moindre des choses, c’était bien de prévenir les flics, non ? Sinon ils allaient au devant d’ennuis ! Graves ! Ou pires !

– Oui, et alors ? Tu connais une autre solution ?

– Ecoute, Jérôme ! Ecoutez, tous ! Le pauvre type est mort, vous êtes tous d’accord ?

Ils opinèrent tous, se demandant où il voulait en venir.

– Vous savez tous également que nous n’y sommes pour rien ? Que c’est un accident ! Regrettable, mais un accident tout de même !

Charles mit son grain de sel.

– Un accident ! Tu as de ces mots ! Tes chiens agressent sauvagement un type, le tuent, et tu appelles cela un regrettable accident !!

– Agressent ! Agressent ! C’est vite dit ! Et puis d’abord qui prétend que ce sont mes chiens qui l’ont attaqué ? C’est peut-être lui qui s’est jeté sur eux !

– Alors appelle la S.P.A. ! ironisa Charles.

Jacques haussa les épaules et continua.

– Bref, nous n’y sommes pour rien ! Strictement ! Mais si on demande bêtement des secours, vous pouvez être sûr du résultat !

– Quel résultat ! Comme tu viens de le dire, ce n’est pas notre faute !

– Ben voyons ! Tu crois vraiment que les choses vont se passer comme cela ? Tu es encore plus naïf que je le croyais, Jérôme ! Imagine ! Mets-toi une seconde à la place des flics ! Surtout ici, où ils n’ont rien à foutre, et seront si content de se mettre une affaire comme cela sous la dent ! Une affaire qui met en cause des gens importants ! Des Personnalités ! NOUS ! !

Brusquement, Jérôme crut deviner où Jacques voulait en venir. Il fronça les sourcils et fut sur le point de l’interrompre. Pourtant, par curiosité malsaine, il le laissa continuer.

– Rien de plus simple, pour eux ! Tu nous as dit que ce type avait un caractère de cochon ! Alors pas besoin d’additionner deux et deux pour comprendre que nous faisions un peu trop de bruit à son goût, qu’il est venu se plaindre, et qu’une dispute s’en est suivie. Et puis la bagarre ! Avec toi, Jérôme, évidemment ! Tu es le propriétaire des lieux !

– Non, mais dis donc ! Qu’oses-tu dire ?

– De plus, le pauvre vieillard avait sans doute le cœur fragile, alors, clac !!

– Bien sûr, bien sûr ! Et les morsures de tes chiens, ses vêtements déchirés ? L’état dans lequel il est ? Plein de boue et de terre ! Tu veux me faire passer pour responsable, alors que ce sont tes chiens qui…

– Jérôme, Jérôme, je ne veux pas t’accabler ! Je dis seulement ce que la police va penser ! Il est sale et boueux, c’est vrai ! D’accord, ses vêtements sont déchirés. Un peu ! Mais il n’y a aucune trace de morsure ! Pas la moindre ! Mes chiens ne l’ont pas attaqué ! Je les connais !

– Ah, ah ! Des bêtes féroces qui voulaient seulement faire « mumuse » avec le monsieur !

– Oui, parfaitement ! Mais il a peut-être cru qu’effectivement ils voulaient l’attaquer, et il a eu une crise cardiaque ! Et mes chiens, ces braves bêtes, n’ont fait que nous l’amener pour qu’on puisse le sauver ! Trop tard, hélas !

Il eut un regard matois en direction d’Adeline.

– L’idée peut éventuellement leur traverser l’esprit qu’Adeline, ta femme, et lui… Que tu l’as appris, et que tu…

– Salaud ! ! Ordure  ! ! Je t’interdis de parler comme ça de… Adeline, ce n’est pas vrai, au moins ? Tu n’as jamais…

L’épouse incriminée haussa les épaules. Elle ne voulait pas s’engager sur un terrain glissant.

– Là, tu pousses vraiment, Jacques, intervint-elle précipitamment ! Restons sérieux ! Qu’est-ce que tu proposes ?

– Je crois que j’ai eu une idée de génie ! Un éclair ! En fait, il suffit de le remettre en état, de le nettoyer, et, puisqu’il ne porte pas de traces de coups ni d’autres violences, on le ramène chez lui !

– Oui ! J’ai compris ! On sonne, et on dit à la veuve : «  Pardon Madame, c’est qu’on a trouvé votre mari, là, dehors, alors on vous le rapporte, faites-en bon usage, allez, bonsoir, Madame ! «  C’est idiot !

– Mais non ! Tu n’as rien compris ! Il faut faire croire qu’il est mort naturellement ! Voyons ! Tout à l’heure tu disais qu’il avait coutume de se reposer dans sa chaise. Et bien voilà ! On le remet discrètement assis dans son rocking-chair, et tout le monde croira qu’il est mort paisiblement dans son sommeil ! Pense au soulagement de son épouse ! Le pauvre ! Il n’a pas souffert ! Quelle belle mort !

Pour éviter de porter la responsabilité de l’accident, Jacques se découvrait des élans d’orateur capable d’entraîner les foules. Ses amis furent, dans un premier temps, horrifiés par sa proposition. Cependant, il développa ses arguments, trouvant un terrain favorable dans le fait qu’aucun d’entre eux ne désirait faire des vagues, et risquer d’endommager leur environnement familier. Il était vrai qu’une enquête de police ferait mauvais genre dans leur milieu, et pouvait être relativement préjudiciable pour leurs occupations professionnelles !

L’incident les avait totalement dégrisés, et peu à peu, ils acceptèrent, de plus ou moins mauvais gré, la proposition de Jacques. L’atmosphère irréelle de cette nuit contribua à faire accepter le douteux projet. Ensuite, il devint nécessaire de passer aux actes. La nuit ne durerait pas éternellement, et d’un instant à l’autre, la voisine nouvellement veuve pouvait se manifester. Sans plus tergiverser, ils se saisirent du cadavre et le traînèrent à l’intérieur de la villa. Marie-Anne et Isabelle restèrent au dehors pour vérifier que nulle trace ne demeurait, et Adeline se précipita pour préparer la salle de bain, ainsi que les divers accessoires indispensables.

Dans la baignoire, le vieil homme fut dévêtu, examiné sous toutes les coutures pour s’assurer qu’aucune blessure cachée ne viendrait faire trébucher leur macabre mise en scène. Les vêtements furent rapidement lavés, puis passés au sèche-linge. Fort heureusement, seule la chemise, en lambeaux, avait fait les frais de l’aventure. Mais le temps plus que doux pouvait justifier de la tenue légère du vieil homme. En maillot de corps, dans une chaise longue, endormi sur la terrasse, quoi de plus vraisemblable par une belle nuit d’été !

Ce ne fut pas une partie de plaisir ! Mon Dieu non ! Plutôt une atroce corvée, et plus d’un fut de nombreuses fois prêt à baisser pavillon. La salle de bain résonna en permanence de bruits de vomissements et autres renvois peu ragoûtants ! Les estomacs rendirent mets et boissons consommés au cours de la soirée, et l’odeur pestilentielle qui envahit rapidement les lieux n’aida pas à la tâche !

Ils n’avaient pas coutume de manipuler des cadavres, et la tension nerveuse était palpable. Toutes les boissons à haute teneur en alcool qui garnissaient copieusement le bar de la maison furent tour à tour largement entamés. Mais cette aide se révéla indispensable pour le bon déroulement des opérations.

Ce ne furent pas des cris de joie, mais un immense soupir de soulagement qui fut poussé par six poitrines, lorsque les manipulations furent terminées ! Le corps avait été déshabillé, mis dans la baignoire, lavé, frotté, astiqué, puis essuyé et séché. La chevelure encore abondante fut lavée au shampoing, puis rincée et passée au sèche-cheveux. Jérôme dut retenir son épouse qui était sur le point de parfumer le cadavre ! Trop, c’était trop !

Les vêtements avaient subi le même traitement, puis s’étaient vu repassés. Les trois hommes avaient ensuite renfilé les vêtements, du caleçon aux chaussettes. Il était comme neuf, et paraissait simplement endormi. Ils l’installèrent dans un fauteuil, et enfin, purent faire une petite pause. Mais, constatant que le jour était sur le point de se lever, ils réalisèrent qu’ils devaient rapidement terminer leurs manigances.

Silencieux comme des sioux sur le sentier de la guerre, les femmes faisant le guet dans la rue, ils transportèrent le cadavre dans sa propre maison, sans une parole superflue, et l’assirent confortablement dans la chaise-longue, qui semblait l’attendre sous le porche. Après une dernière vérification, ils repartirent tout aussi discrètement. Le vieil homme semblait sourire et, étrangement, apprécier la plaisanterie.

L’ambiance était à la liesse. Chacun était maintenant persuadé qu’ils avaient convenablement agi, qu’ils avaient adopté la meilleure solution. La seule envisageable !

Après un dernier verre, ils se séparèrent. En effet, ils étaient dans l’obligation d’agir normalement, sans laisser soupçonner la moindre intervention de leur part dans le décès du vieil homme.

Jacques et Marie-Anne se hâtèrent de faire monter leurs chiens dans la voiture, et ils démarrèrent sans plus attendre, après un vague salut à leurs hôtes. Isabelle et Charles agirent de même, pressés de mettre la plus grande distance possible entre eux-mêmes et cet endroit maudit. Isabelle en frissonnait encore !

Quant à Adeline et Jérôme, ils demeuraient en victimes expiatoires, au cas ou quelque chose tournerait mal. Ils rentrèrent, se barricadèrent, mais, dans l’impossibilité de dormir, ils discutèrent pendant les heures qui suivirent sur le bien fondé de leur décision. Jérôme avait l’impression de n’avoir pas fait le bon choix, de s’être laissé convaincre et embobiner un peu trop facilement par un Jacques obsédé par l’idée d’éviter toute responsabilité. Adeline le lui reprocha, et, de mauvaise fois, il répondit vertement. La dispute dura longtemps, jusqu’à ce qu’ils retombent, épuisés, dans une torpeur hébétée. Le jour s’était levé, et la journée promettait d’être belle. Magnifique !

Ils se redressèrent brusquement, comme sous l’effet d’une brusque décharge électrique. Ils venaient d’entendre du bruit provenant de la maison d’à côté. La villa au cadavre ! D’abord, ce ne fut qu’un cri, comme un appel étonné, qui fut rapidement suivi par un autre cri, qui se transforma en hurlement. Il y eut un temps d’arrêt, bref, puis un rire hystérique éclata, devenant sanglots, puis de nouveau rire de folie.

La chair de poule envahit Jérôme et Adeline, qui ne croyaient que trop bien comprendre ce qui se passait. L’épouse venait de découvrir son mari mort, et sa douleur éclatait ! Ils se serrèrent farouchement l’un contre l’autre, et se mirent à pleurer. Leur punition commençait !

Et la Question revint, longuement, comme un leitmotiv : avaient-ils commis le « crime parfait » ?

 

En fait, la jeune femme avait ouvert la porte, guillerette dans la douceur du matin, et s’était brusquement figée. Là, devant elle, dans sa chaise favorite, son mari était assis ! Il était calme, un léger sourire sur les lèvres, comme pour se moquer d’elle !

Son mari, qu’elle avait empoisonné la veille, dont elle voulait se débarrasser depuis longtemps pour vivre le parfait amour avec son amant !

Son mari, qu’elle avait assassiné lâchement, sans scrupule aucun !

Son mari enfin, qu’elle avait eu bien du mal à enterrer, sous les lauriers, dans un trou peu profond, mais qu’elle avait jugé suffisant ! Un endroit discret que Sultan et Brutus s’étaient fait un plaisir immense de retourner et de fouiller pour en extraire et ramener à leur maître le contenu macabre !

Son mari, toujours, dont elle avait prévu de signaler la disparition, le départ avec, évidemment, l’une de ses nombreuses maîtresses !

Son mari, dont la réputation d’époux volage qu’elle avait soigneusement entretenue était nécessaire à la réussite du projet ! Un projet qu’elle avait tourné et retourné, mûri jusqu’à ce qu’il lui semble parfait, sans risque aucun ! Une simple disparition sans violence et sans haine !

Son mari, qu’elle retrouvait là, maintenant, propre et net, sorti de la tombe pour encore et toujours l’empêcher de vivre à sa guise !

La surprise, la frayeur, le remords de son acte concoururent à l’accabler en même temps. Son pauvre esprit déjà ébranlé n’y résista pas, et sa folie éclata dans un rire dément, entrecoupé de sanglots.

FIN