FUITE EN AVANT

Qu’est-ce que l’on peut bien espérer,

quand on est là, comme Charlie, à attendre sur le quai d’une gare ? Bien sûr, que le train ne soit pas en retard, et même, si possible, qu’il soit en avance, mais il ne faut pas rêver. Pourtant, il aurait donné sa chemise, et plus encore, pour être déjà parti ! Pour disparaître instantanément, et se transformer sur-le-champ en minuscule nuage de fumée ? Ou encore, à la rigueur, en minuscule insecte voletant de ci, de là, étranger aux préoccupations humaines !

La sueur coulait le long de son visage, et son col de chemise était à présent trempé. Glacial ! Pourtant ce n’était pas la chaleur ambiante qui le faisait ainsi transpirer. Le temps était frais, très frais. La pluie fine et persistante qui tombait concourait à saper le moral de Charlie et à oppresser sa poitrine. Assis sur un banc, choisi pour son emplacement en retrait du quai de la gare, il observait et épiait les alentours d’un air inquiet. Il tremblait nerveusement, il frissonnait de froid, mais surtout de peur et d’épuisement. L’excitation qui le maintenait debout depuis le début des événements ne parvenait plus à masquer sa fatigue.

Pourtant, avec un peu, non, beaucoup de chance, tout serait fini d’ici peu. Soit il serait sain et sauf, en sécurité, soit il… Son destin avait basculé en une fraction de seconde. Assis sur un banc, tiens, encore un banc, dans le parc, il cherchait désespérément un moyen pour trouver un peu d’argent. Un peu ! Suffisamment pour acheter la prochaine de ses nombreuses doses quotidiennes d’héroïne. Car la menue monnaie trouvée dans le sac de la vieille qu’il avait agressée le matin même avait vite été dépensée. Déjà, lors de l’agression, il avait eu tout le mal du monde à arracher le sac. Heureusement, la vieille femme avait trébuché et avait lâché l’objet pour se défendre tant bien que mal des coups de pieds au visage et au ventre qu’il lui assénaient rageusement ! Vieille folle ! Comme si elle gardait toutes ses économies sur elle ! Même pas ! Tout juste de quoi s’offrir le fix suivant !

Un peu d’argent ! Le temps maussade décourageait les promeneurs, et personne à l’horizon ne pouvait faire figure de victime adéquate. Juste un type, là-bas, avec un sac de sport, qui visiblement, cherchait ou attendait quelqu’un. Mais un malabar comme ce type rirait de bon coeur si Charlie faisait mine d’avoir de mauvaises intentions. Pas question de s’y frotter. D’autant qu’un deuxième homme, probablement celui attendu, se joignait au premier. Ils étudièrent les alentours, rassurés que personne ne soit en vue.

Charlie se fit tout petit, se renfonçant dans son coin. Instinctivement, il préférait ne pas être vu, surtout par les deux énergumènes qui ne lui inspiraient aucune confiance.

La suite, Charlie aurait pu la lire dans n’importe quel polar bon marché. Discussion, ton qui monte rapidement entre les deux hommes, injures, l’un qui sort un couteau à cran d’arrêt. Et puis un coup, un autre, un autre encore, le second homme qui s’effondre lentement. Encore un coup d’œil circulaire pour vérifier la tranquillité des environs, Charlie qui se recroqueville encore, car là ce serait mortel de se faire voir ! Le tueur, se penchant, saisit le sac ainsi qu’une enveloppe épaisse dans la poche de sa victime, et tourna les talons pour s’éloigner rapidement. L’homme allongé eut alors un sursaut, dégaina péniblement un pistolet qu’il braqua. Il tira à deux reprises avant que son bras ne retombe définitivement.

Et à présent il y avait deux formes allongées, inanimées, immobiles. Charlie avait sursauté au bruit des détonations. Les actions qui suivirent doivent être mises sur le compte de simples réflexes. Il se leva, courut vers les deux hommes, empoigna le sac et disparut rapidement au bout de l’allée. Il lui sembla entendre des cris et des avertissements derrière lui, mais il n’en eut cure, trop pressé de mettre une distance importante entre ce lieu et lui-même.

 

Maintenant il était là, assis sur un banc de ce quai de gare. A attendre désespérément le train qui l’emmènerait loin, loin de cette ville. A condition qu’il puisse y monter. Car il se savait poursuivi. Le sac contenait effectivement ce qu’il avait pressenti : une livraison de drogue, avec l’argent, une somme très importante, dans l’enveloppe de papier kraft. Des sachets de poudre blanche qui lui mettaient l’eau à la bouche, mais aussi la terreur au cœur. On ne plaisantait pas avec ces choses-là ! Pas plus les trafiquants propriétaires du sac que la police. Avec deux morts à la clé, sa seule chance était de disparaître instantanément. Loin, très loin ! Et à condition qu’il n’ait pas été vu ! Ce dont il doutait, au souvenir des cris qui avaient accompagné sa fuite.

Il savait qu’un train se dirigeant vers la frontière, sans arrêts intermédiaires, devait partir dans peu de temps. Il se rendit sur le quai correspondant, et s’assit sur le banc le plus en retrait, le plus discret possible pour attendre le départ. Sans se faire remarquer.

Il commençait à s’impatienter, quand il vit, à chaque extrémité du quai, des groupes d’hommes qui examinaient chaque badaud, chaque voyageur en attente. Ils se rapprochaient de Charlie et bientôt, l’enserreraient dans une tenaille. Par chance, brusquement, sans annonce aucune, le train fut là. Il s’arrêta dans un long crissement, et les portes s’ouvrirent, comme une invite à monter se mettre en sécurité.

Charlie guetta le moment propice, et, caché par un chariot à bagages, s’insinua dans un wagon.

Il attendit le départ, se coulant sur le sol du wagon lorsqu’un visage louche et scrutateur passait sur le quai. Mais personne ne monta, et quand le train s’ébranla, Charlie crut défaillir de bonheur. Il ne fut pleinement rassuré que de très longues minutes plus tard. La réaction vint alors, brutale, et bercé par les balancements du train, il s’enfonça dans une douce torpeur. Béat, il entreprit alors d’observer autour de lui les autres voyageurs. Les places libres étaient rares, et les voyageurs nombreux. De tous âges, sexes, races, couleurs. Un étonnant mélange pour cette ligne peu cosmopolite. La rareté des conversations étonna légèrement Charlie. Nul bruit, nul cri d’enfant, aucune agitation ne troublait la quiétude du wagon. Tant mieux ! Il passerait d’autant plus inaperçu si chacun se mêlait de ses propres affaires. Puis il somnola jusqu’à ce qu’un changement de bruit et de rythme vint perturber l’atmosphère. Charlie regarda au-dehors, et ne vit que la nuit. Le train venait de pénétrer dans un tunnel.

A ce moment, un gong retentit, et quelques-uns uns des voyageurs assis paisiblement s’agitèrent et se levèrent. Une minorité parmi les occupants du wagon, qui se préparait dans le calme et une joie visible à descendre du convoi.

 

Bientôt le train ressortit à l’air libre, et, presque aussitôt, décéléra pour s’arrêter tranquillement.

« Tiens, s’étonna Charlie. Je croyais qu’il était direct jusqu’à la frontière ! »

Il jeta un coup d’œil au-dehors. La lumière était douce, reposante, chaude, complètement différente de la grisaille précédente. Le paysage était irréel, lumineux, magnifique. Les gens commençaient à descendre, certains, attendus, se jetaient dans des bras accueillants. D’autres se voyaient guidés par des personnages souriants aux gestes doux, pleins de bonté, reconnaissables non pas à un quelconque uniforme, mais à leur prestance et à leur visible sérénité. L’un d’eux se retourna et Charlie fut victime d’hallucinations. Pendant un instant, il avait eu l’impression que l’être qui lui tournait le dos possédait des ailes éthérées, faites d’énergie vibrante. Il ferma les yeux et frotta son front de ses doigts moites.

« Je commence à être vraiment fatigué. Cette histoire me tape sur les nerfs ! » 

Sans avertissement, le train reprit sa route. Il gagna en vitesse, comme si la machine avait à présent voulu écourter son voyage. Dans le wagon, une nervosité ambiante était à présent nettement perceptible. De nombreuses personnes s’agitaient, comme inquiètes, apeurées.

Un second tunnel engloutit le train pour le recracher un long moment plus tard. « Presque une éternité », songea rêveusement Charlie. Puis une nouvelle halte vint l’étonner.

« C’est pas possible ! Un vrai omnibus, ce machin ! »

 

Au dehors, la grisaille était revenue. Une brume cachait les contours des objets et bâtiments environnants. Les passagers qui avaient atteint leur destination se pressaient contre la porte du wagon dans leur hâte de descendre du train, comme s’ils avaient peur d’y rester coincés. Debout sur le quai, le personnel d’accueil était seul, sans badauds ni amis ni familles, contrairement à l’étape précédente. Ils guidaient les arrivants, et ils se montraient aussi autoritaires, mais beaucoup plus secs, voire inamicaux qu’auparavant.

La halte fut courte, juste suffisante pour laisser descendre les voyageurs. Le seul incident notable fut la remise dans le train d’un homme qui descendit brusquement, au dernier moment. Il fut attrapé et remonté sans ménagements dans le wagon, et la portière claquée derrière lui. Il gesticulait, pleurait, suppliait qu’on le laisse descendre, mais sans affecter l’imperturbabilité des cerbères.

L’homme se rassit dans un coin, non loin de Charlie, sanglotant et balbutiant qu’il regrettait. Charlie fut grandement étonné. On ne pouvait pas descendre si on en avait envie ? Qu’est-ce que c’était que ce micmac ? Ridicule ! L’allure était vive, de plus en plus rapide. La majorité des passagers était descendue, et il ne restait que quelques personnes d’aspect louche, et même malsain. Un malaise palpable régnait maintenant dans le wagon. Charlie ne fut pas surpris de voir qu’un tunnel supplémentaire faisait partie du programme. A vrai dire, il s’y attendait. De même que le freinage brusque qui ne le prit pas au dépourvu, bien qu’extrêmement violent. Charlie fut projeté contre le siège devant lui, à l’instar des autres passagers. Au-dehors, le paysage était désolé, aride. Des ombres rôdaient. L’angoisse serra sa gorge. Il n’osa se demander ce qui l’attendrait à la prochaine station.

 

Le scénario évolua alors sensiblement par rapport aux gares précédentes. Dès l’immobilisation, la portière s’ouvrit, et plusieurs personnes montèrent à bord. Mais rien à voir avec les charmants garçons de la première station, ni même avec les fonctionnaires moins aimables de la seconde. Il s’agissait cette fois d’êtres de taille inférieure à la moyenne, l’apparence à peine humaine, aux gestes brutaux. Ils étaient vêtus de manteaux sombres, tels des frocs de moines, aux larges capuches cachant leur visage. Seuls, parfois, deux yeux aux regards de braise en perçaient l’obscurité. Ils glissaient plus qu’ils ne marchaient. Mais, plus que l’apparence, leur allure faisait frissonner Charlie.

Bientôt, il se retrouva seul dans le wagon, qui redevint silencieux. Sa poitrine laissa passer un soupir de soulagement, un sifflement qui s’amplifia dans le local clos. A ce bruit, l’un des êtres maléfiques repassa la tête par la portière. Il remonta et se dirigea vers lui.

Charlie sentit le froid l’envahir à mesure qu’il s’approchait.

– Allez, mon gars, c’est le Terminus ici ! Il faut descendre ! Tout le monde descend !

– Mais non, je ne descends pas là ! Vous vous trompez ! Je vais plus loin, je vais…

– Allez, pas d’histoires ! On connaît ! Si tu es là, c’est qu’il y a de bonnes raisons ! Tu fais comme les autres ! C’est trop tard, maintenant !

« Trop tard ? Pourquoi ? »  se dit-il. Mais un autre monstre se tenait à ses côtés. Ils l’empoignèrent et le levèrent de force. Il se débattit vigoureusement, sentant dans ses tripes que c’était sa dernière chance.

Le sac précautionneusement conservé sur ses genoux tomba lourdement à terre, mais Charlie n’en eut cure. Il y avait plus important.

Il se défendit encore, sans plus de succès. Il fut poussé dehors sans ménagements, et s’écrasa sur le quai caillouteux et brûlant. Il perdit conscience.

 

Il se réveilla dans un cri. Il regarda fiévreusement autour de lui, sans savoir où il se trouvait. A moitié allongé sur un banc, le long d’un quai de gare. Le sac qu’il enserrait entre ses bras maigres le fit rapidement reprendre pied dans la réalité. Il se souvint en un éclair. De tout ! Du sac empli de drogue et d’argent, de ses poursuivants, et du train qu’il avait pris. Mon Dieu ! Ce n’avait été qu’un rêve ! Mais d’un tel réalisme ! Il sentait encore les pattes qu’il supposait griffues des petits bonshommes noirs encapuchonnés ! Il… Mais qu’est-ce donc qui l’avait tiré de l’inconscience ? Un genre de sifflet de… de train ! Merde ! Le train ! Il était arrivé en gare pendant son court repos, et maintenant il démarrait, là, devant lui, précédé par le coup de sifflet avertisseur ! Il se leva d’un bond, saisit son sac et courut, courut le long des wagons. Déjà essoufflé, il crut longtemps qu’il ne pourrait pas y monter. Enfin il put saisir une main courante, et sauta, dans un dernier effort, sur le marchepied.

Il resta accroché, épuisé, ne restant en place que grâce à un sursaut de volonté. Il aperçut des hommes sur le quai qui le montraient du doigt et se mettaient à courir. L’un d’entre eux, plus proche, mit sa main à l’intérieur de sa poche. Charlie crut qu’il allait sortir une arme et tirer sur lui. Mais l’homme se ravisa, probablement en raison des nombreux témoins qui les regardaient curieusement.

 

Le train avait à présent quitté la gare. Il ouvrit la porte du wagon et pénétra à l’intérieur. Ses jambes flageolantes l’obligèrent à se laisser choir sur le premier siège inoccupé.

Il ferma les yeux et laissa son cœur se calmer. Il sentait à présent qu’il avait une bonne chance de s’en sortir sain et sauf. Il passerait la frontière facilement dans ce train, et après, disparaîtrait, s’évaporerait, changerait d’identité pour recommencer une existence toute neuve, avec ses biens mal acquis, dont il se moquait royalement de l’origine.

 

Il regarda par la fenêtre. Il connaissait parfaitement le trajet, et le paysage lui était familier. Pourtant, au bout d’un moment, il eut un doute. Ces montagnes, là-bas, ne devaient pas y être ! Elles devaient se trouver derrière lui, et non devant ! Et.. Et puis… Il n’existait pas de sommets si hauts, si enneigés, dans la région. Et, à y regarder de plus près, aussi sinistres. Et puis, là-bas, au bout de la courbe que le train emprunterait dans une poignée de secondes, ce grand tunnel ? Oh, non ! ! Cela n’allait pas recommencer ? Ce n’était qu’un rêve, un simple rêve ! Machinalement, il jeta un coup d’œil sur sa montre. Incrédule, il réfléchit intensément. L’heure indiquée était celle du départ de son train. Mais alors ? En aurait-il pris un autre, par mégarde ? Qui était sur le même quai, mais partant pour une toute autre direction ? Impensable ! Et pourtant ! Le tunnel ?

Affolé, il tourna la tête et regarda les autres occupants du wagon. Tous, sans exception, même les deux petits contrôleurs en uniforme sombre, le dévisageaient.

Accompagné d’un coup de sifflet qui résonna comme un glas, le train s’engagea à pleine vitesse dans le tunnel.

 

FIN