Ginko n’avait jamais eu de chance dans la vie.
Là encore, il s’en rendait compte, et cela le fit devenir furieux. Excédé et frustré ! Il atteignait sa vingtième année, et se retrouvait sans rien. Sans argent, sans femmes ! Avec ou sans « s » ! Sans argent surtout ! Parce qu’un petit magot bien au chaud lui aurait tenu compagnie quelque temps, et surtout lui aurait procuré plaisir et luxure. En effet, l’argent est la base de tout ! C’est pour cela que, depuis son plus jeune âge, en fait aussi loin que ses souvenirs remontaient, il se voyait magouiller. Au centre ou en périphérie de trafics plus ou moins louches, voire franchement illicites !
Il avait débuté par quelques vols à l’étalage, aussi dangereux que peu rémunérateurs. Puis avaient suivi vols à la roulotte, trafic de cigarettes, cambriolage de caves, vols de mobylettes, et, plus récemment, de voitures. Mais tout cela ne rapportait pour ainsi dire rien ! Et les quelques tunes, comme il disait, avaient fâcheuse tendance à lui brûler les doigts, et à disparaître plus rapidement qu’il ne les avait ramassées !
D’autant plus que ces foutus keufs s’en étaient mêlés à de trop nombreuses reprises à son goût, et qu’il possédait déjà chez eux un dossier dont l’épaisseur aurait fait envie à de nombreux truands des générations précédentes ! Epaisseur seulement, car ledit dossier était empli de navrantes peccadilles, méritant uniquement ce que l’on appelait jadis « Maison de Correction « . Mais dans nos temps modernes, Ginko était relâché aussitôt qu’appréhendé, car étant mineur, et les foyers et autres prisons surchargées et surpeuplées, nulle place n’était vacante pour un petit voyou ! Chose qui ajoutait encore à sa rage, de ne pas être reconnu dans son génie criminel ! !
Alors il avait tâté ce qui, à ses yeux ainsi qu’à ceux des jeunes délinquants de son âge, était le summum en classe et en rapport : le trafic de drogue. Il avait tourné dealer, et le rapport avait effectivement été à la hauteur de ses jeunes expériences. Pour un court délai de quelques jours, tout au moins ! On lui avait fait comprendre gentiment, à coups de poings, qu’il n’avait que deux solutions ! La première était de rentrer dans le rang, c’est à dire au service d’une organisation qui n’admettait pas les francs-tireurs. Quant à la seconde, s’il n’acceptait pas la première, et bien elle serait définitive !
Ginko en avait cependant découvert une alternative, et l’avait saisie. Il avait plié bagage, et avait émigré vers une autre banlieue où il était inconnu. Banlieue où, évidemment sévissaient les mêmes problèmes et bandes équivalentes, mais dans lesquelles, temporairement, il aurait la possibilité de se refaire une virginité !
Nulle contrainte familiale ne le retenant, tout juste de vagues oncle et tante qui l’avaient recueilli alors qu’il était soi-disant abandonné, et qui en avaient profité pour le faire travailler tout en se désolant du mauvais chemin qu’il avait emprunté ! Oncle et tante qui avaient pourtant fait de leur mieux pour l’éduquer, notamment en lui présentant, alors qu’il entrait à peine dans l’adolescence, des messieurs gentils et compréhensifs, prêts à bien payer pour certaines choses. Il n’avait pas eu le choix, mais avait énormément appris sur la nature humaine. Du moins à ce qu’il croyait !
Un squat lépreux et lamentable avait accepté de le recueillir, moyennant une redevance raisonnable en argent, services et nature. Mais si la prostitution ne le rebutait pas outre mesure, en revanche il était plus réticent vis-à-vis des maladies telles SIDA et autres infections. Bien sur les préservatifs n’étaient point fait pour les chiens !
Ginko n’était pas foncièrement méchant, mauvais ou dépravé. Au contraire, une éducation dans un autre milieu, dans un autre contexte, aurait fait de lui un élément tout à fait convenable et politiquement correct de la société. Il était plutôt intelligent, moyennement beau mais nullement désagréable physiquement avec ses épaules larges quoique manquant de muscles et son visage poupin surmonté d’une chevelure brune bouclée qui ne connaissait pas l’existence du peigne.
Il avait quitté l’école depuis une bonne demi-douzaine d’années, et la rue, les grands ensembles et les kilomètres carrés de béton avaient tenu lieu de professeurs et de diplômes. Et il avait survécu.
C’est ainsi qu’il se retrouvait là, pestant de nouveau contre sa malchance. Pourtant il était persuadé d’avoir convenablement préparé son coup. Depuis plusieurs jours, il rôdait discrètement dans les rues de ce quartier bourgeois, prenant son temps pour sélectionner sa proie. Il désirait ardemment réussir là où il avait jusqu’à présent échoué, à savoir gagner sans trop de risque un pactole qui lui suffirait pour changer de vie. Rêve lointain, mais non impossible, pour un jeune homme qui accusait la Société d’être responsable, par son contexte politico-culturel, de son désœuvrement et de son mal de vivre. Chômage, immigration, béton, banlieue, mal-être, Ginko tenait une foule de prétextes pour refuser de s’y insérer et de n’y trouver que sa minable place d’inadapté !
Il avait écumé rues et avenues, du matin au soir, prenant garde à ne pas rester longtemps en planque quelque part pour éviter de se faire repérer. Et, après plusieurs fausses joies, il avait enfin ce qu’il cherchait !
L’homme marchait devant lui, claudiquant légèrement et s’aidant d’une canne au pommeau que Ginko n’osait croire fait en métal précieux. Vêtu d’un pardessus visiblement de bonne qualité, chaussé de bottines de cuir fauve, la chemise et la cravate de soie sortaient, sinon de chez un grand couturier, du moins d’ailleurs que d’un hypermarché ! Les lunettes démodées mais cerclées d’or cachaient le regard doux, inoffensif, d’un retraité rentier et crédule.
Lorsqu’il l’avait croisé, Ginko ne lui avait, dans un premier temps, pas porté attention, tant l’homme était effacé, voire transparent. Puis, jubilant d’un espoir insensé, il avait fait demi-tour quelques mètres plus loin pour le suivre discrètement. L’immeuble où l’homme l’emmena involontairement était proche, d’un bon standing, et apte à fournir à Ginko ce qu’il recherchait : de l’argent facile. Le fait d’agresser une personne âgée dans son domicile ne l’empêcherait certes pas de dormir, sauf qu’il préférerait, et de loin, que tout se passe sans anicroche, ni personne pour le déranger ! Il possédait plusieurs talents intéressants, suffisants pour ne pas se laisser rebuter par quelques serrures de sûreté récalcitrantes.
Il le suivit pendant plusieurs jours, notant ses allées et venues, et s’assurant que les sorties régulières du vieux monsieur avaient une durée suffisante pour le laisser accomplir tranquillement son forfait.
Alors il agit ! Il avait préparé son coup, amenant avec lui le minimum de matériel nécessaire. Il vit le vieil homme sortir et disparaître au coin de la rue, et, laissant passer plusieurs minutes, il s’engouffra à son tour dans l’entrée de l’immeuble. Ayant parfaitement repéré les lieux, il passa rapidement sans être vu devant la loge du gardien. Puis, délaissant l’ascenseur, il grimpa silencieusement jusqu’au troisième étage où se trouvait l’appartement à visiter. Il posa l’oreille sur chacune des deux autres portes de l’étage, et, satisfait du silence, s’attaqua alors à la serrure visée.
Celle-ci ne se débattit pas longtemps, et capitula avec un soupir accompagné d’un craquement. La porte n’était pas blindée, et nul autre obstacle ne gêna la progression de Ginko. Il referma derrière lui, tant bien que mal mais soigneusement, puis visita les lieux.
L’appartement était tel qu’il s’y attendait, calme, vieillot, légèrement poussiéreux, les meubles, pour un profane tel que lui, étaient classiques et de bonne facture. Pour éviter toute mauvaise surprise, il passa chaque pièce en revue avant de les revisiter en détail. Le plan de l’appartement était toutefois quelque peu bizarre, et Ginko eut du mal à s’y retrouver. Comme si les pièces faisaient partie d’une espèce de labyrinthe étrange. Les éclairages indirects ajoutaient à cette confusion, et Ginko dut secouer la tête pour chasser le début de vertige qui l’envahissait.
Mobiliers et bibelots, s’ils ne l’intéressaient pas, le laissèrent pensif par leur exotisme et leur apparente hétérogénéité. Trophées de chasse, ivoires anciens, vases peut-être précieux, jouxtaient les armes moyenâgeuses et les statuettes africaines. Il s’en détourna avec un frisson, subitement mal à l’aise, et, se concentrant, commença la fouille en règle des tiroirs et autres armoires. En effet, la seule chose qui l’intéressait était l’argent, l’or, les bijoux et valeurs diverses monnayables sans trop de difficultés.
De longues minutes passèrent pourtant en vaines recherches, et il dut s’avouer son échec quand il jeta à terre d’un geste rageur, le dernier tiroir vide.
Rien ! Pas le moindre billet de banque, encore moins un pauvre lingot égaré, ni un petit bracelet plaqué, ni une minuscule bague de diamant ! Rien ! Pas même un coffre fort planqué derrière un tableau ! Une multitude d’objets de valeur, mais inintéressants pour lui, comme statuettes de jade, miniatures ravissantes mais à présent brisées par sa colère, vase chinois en morceaux, parchemins louches et certainement maudits ! Dans un placard, il avait même trouvé un jeu de chaînes et de colliers d’aciers, entraves dignes de figurer dans une salle de tortures de l’Inquisition. Mais d’argent, de fric, de pèze, de tunes, zéro ! De rage, il donna un coup de pied dans un porte-parapluie sculpté qui se vengea en manquant de lui briser l’orteil. Il redoubla d’insultes, et se frotta la partie endolorie. Il se massa un instant, s’asseyant sur le sol, et ce fut alors qu’il crut entendre un bruit. Un craquement de pied posé sur une lame de parquet branlante. Il se tourna en direction de la porte d’entrée, mais rapidement réalisa que le bruit ne provenait pas de là. Plutôt de l’intérieur de l’appartement. Inquiet, il glissa silencieusement jusqu’à un placard qu’il ouvrit sans précautions. Il était certain d’avoir précédemment visité ce lieu, et, effectivement, rien n’y semblait suspect. Pourtant, non loin de lui, il ressentait une respiration oppressée. Un sentiment de frayeur irraisonnée l’envahit, d’autant qu’il s’aperçut que le temps maximum qu’il s’était imparti était largement dépassé.
Il se hâta en direction de la sortie, écrasant et trébuchant sur la multitude d’objets qui jonchaient le sol, victimes innocentes de sa fouille hâtive. Il était parvenu au niveau de la porte d’entrée lorsqu’il entendit une clé tenter vainement de pénétrer dans la serrure, suivie d’un grognement étonné. Il recula désespérément alors que la porte était poussée, et que le propriétaire des lieux apparaissait, interdisant toute fuite.
Ginko recula encore, désemparé, alors que le vieil homme pénétrait à l’intérieur et refermait la porte. Sans un mot, sans un cri, il réalisa la situation et saisit sa canne, tout en avançant résolument sur Ginko. Celui-ci, bloqué dans sa retraite par un mur, ne sut que balbutier.
– Laissez-moi ! Poussez-vous ! Dégagez la porte ! Laissez-moi partir !
Le vieil homme ne répondit pas. Il inclina la tête tout en levant son arme dérisoire et s’approcha de Ginko. Visiblement, personne ne lui avait dit qu’un cambrioleur peut être dangereux, et il se prépara à frapper le jeune homme. En désespoir de cause, Ginko sortit alors la seule arme qu’il ait jamais possédé, un couteau à cran d’arrêt dont il fit jaillir la lame d’un geste menaçant, suffisant, pensa-t-il, pour intimider. Mais le vieux monsieur se jeta sur lui, alors même qu’il bondissait pour s’échapper, et la main de Ginko sentit sa lame pénétrer dans une masse molle qui le serrait contre elle. Affolé, il retira son couteau, et, sans en avoir réellement conscience, le plongea à plusieurs reprises dans la poitrine offerte.
Le poids se fit plus lourd contre lui, et il le repoussa brutalement, si bien que le vieil homme s’effondra, laissant la sortie libre pour la fuite de Ginko. Il se rua sur le palier, puis dévala les escaliers, sans regarder autour de lui. En fait, la bagarre avait été totalement silencieuse, hormis quelques gémissements. Rien ne bougea, aucune porte ne s’ouvrit, et rapidement, Ginko se retrouva dans la rue, passant anonyme parmi la foule qui se pressait. Il marcha d’un bon pas, sans se retourner, la tête dans les épaules et les yeux baissés, appréhendant d’entendre dans son dos les cris accusateurs qui provoqueraient poursuite et arrestation, et éventuellement lynchage.
Ses poings étaient serrés et enfoncés au fond de ses poches, la droite tenant encore le couteau ouvert qu’il avait retiré du corps du vieil homme, et dont la lame tailladait à présent sa main crispée.
Il regagna ses pauvres appartements, sans répondre aux saluts des autres occupants du squat qu’il croisa, s’attirant quelques remarques désobligeantes, et se barricada dans la pièce minable qui lui tenait lieu de foyer. Il se nettoya sommairement du sang qui maculait ses mains à l’aide de chiffons sales et huileux, et il tomba sur sa couche crasseuse, s’endormant comme une masse après s’être débarrassé de sa chemise et de son pantalon.
Les coups frappés à la porte mirent longtemps à le tirer d’une inconscience maladive, plus proche d’un coma que d’un sommeil normal. Puis il se recroquevilla et ramena sur lui la couverture miteuse dans un geste de dérisoire protection. Les coups ne cessèrent pas, et il se résigna à se lever pour ouvrir. La pensée rassurante que ce n’était pas les flics perça la brume qui engluait encore son cerveau. En effet, ceux-ci, devant leurs appels sans réponse, n’auraient pas hésité à défoncer et à faire voler en morceaux ce qui lui servait de porte.
Il ouvrit le battant, se souvenant, mais trop tard qu’il n’avait pas à la main son couteau, qui était sa seule défense le cas échéant. Heureusement, il n’en eut nul besoin !
L’incompréhension et le vide se succédèrent dans son esprit. Puis il se dit qu’il rêvait encore, et que les cauchemars qui avaient pourri son sommeil avaient été remplacés par ce songe merveilleux et reposant. Dans la pénombre, une forme féminine se dressait, altière et magnifique. Il sut qu’il était en pleine réalité quand elle commença à parler d’une voix rauque et sensuelle.
– Bonjour, dit-elle simplement. Je puis entrer ?
Sans répondre, il s’effaça, et, d’un geste, l’en pria. Puis il referma et la détailla à loisir, sans vergogne. Elle se laissa observer, redressant les épaules pour faire pointer sa poitrine. Elle était incontestablement belle. Quels que soient les critères de temps, de mode ou de race, elle était magnifique ! Ginko, voyant son fin visage triangulaire aux pommettes hautes, la crut tout d’abord à peine sortie de l’adolescence. Puis il rectifia quand son regard descendit, passant le long d’un cou blanc et gracile pour caresser une poitrine de femme, ronde et ferme, qui n’avait besoin d’aucun artifice pour se tenir fièrement. Les bouts des seins durcis pointaient au travers d’un mince pull fait d’un lainage étrange et doux. Plus bas encore, des hanches fermes étaient moulées par un pantalon serré comme il fallait. Pour finir, les jambes longues et minces parachevaient le chef d’œuvre. Bien entendu, Ginko avait déjà vu de telles femmes ! Et même totalement déshabillées ! Mais c’était sur des revues ou bien au cinéma. Jamais en réalité ! Et celle qui se tenait devant lui, attendant son bon vouloir, était digne des plus beaux top-models qui aient jamais existé !
Les lèvres rouges et pulpeuses, humides, la moue un rien boudeuse, contribuèrent aussitôt à distraire Ginko de ses tracas, et le mirent dans une situation physique embarrassante, étant donné sa tenue succincte. Un toussotement embarrassé le sortit d’affaire, et il se détourna pour se saisir nonchalamment d’une vieille serviette qu’il tint devant son ventre. La fille ne disait toujours rien, se contentant d’attendre. Il revint à son visage, émerveillé de ses traits d’une féminité absolue. Elle était visiblement issue d’un métissage savant. Le teint légèrement foncé allait merveilleusement à ses yeux un rien bridés, ainsi qu’à sa longue chevelure brune. Elle rappelait à Ginko les créatures de rêves venues d’Abyssinie, qu’il avait vu dans une revue des années plus tôt, ainsi que les déesses des bas-reliefs hindous.
Mais une partie de son patrimoine génétique provenait sans conteste d’Asie, et une autre partie encore de Mélanésie ou d’Océanie. En bref, un mélange parfait de ce que les races diverses avaient de meilleur !
Ginko respira de nouveau, après une trop longue interruption qui lui mit le rouge aux joues. Enfin, il fut capable d’émettre une phrase cohérente.
– Bonjour. Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous voulez ?
– Moi ? répondit-elle, semblant étonnée. Rien ! Pourquoi ?
– Comment ça, rien ? Pourquoi êtes-vous venue ici, chez moi ?
Ginko crut un instant qu’il était la victime d’une farce de ses copains, mais cela était impossible pour une bonne raison : il n’avait pas de copain, pour l’instant du moins ! Et s’il avait entendu parler d’une blague consistant à offrir une femme à un homme pour son anniversaire, il n’en avait jamais été le témoin. Pourtant, il aurait été partant ! Quelle femme ! Ou jeune fille, peu importait ! Quand une telle créature est devant vous, nul besoin de s’inquiéter de son âge, qu’elle ait douze ou treize ans, – avec de telles formes, peu de risques –, ou soixante ! Il avait envisagé qu’elle soit une pute de luxe, mais ne discernait pas la raison qui l’avait amenée. Et la réponse qu’elle fit à la dernière question n’éclaircit certes pas la situation !
– Chez vous, c’est chez moi, désormais !
– Chez vous, c’est… Comment ça ?
– Je suis à vous. Je vous appartiens.
– Ah ? Ah bon ! Oui, je vois !
Il voyait, en effet. Quel dommage, un esprit débile dans un corps comme celui-là ! Elle avait dû s’échapper d’un hôpital, ou d’un asile quelconque ! Et elle était arrivée là, on ne savait pourquoi. Peut-être que Ginko pourrait en profiter, et la sauter avant de la réexpédier ailleurs. Un tel cadeau du ciel ne se refusait pas ! D’autant que la belle ne semblait pas particulièrement farouche ! Et puis il n’avait rien demandé, ne l’avait pas forcée à venir chez lui ! Des pensées libidineuses emplirent son esprit, préparant déjà diverses positions et exercices qu’il n’avait encore jamais pratiqués !
– Bien sûr, bien sûr, ajouta-t-il mielleusement en se rapprochant, je crois que nous allons nous entendre. Pour un moment ! Dis-moi comment tu t’appelles !
– Anaschka, mon seigneur. Je suis votre esclave, mon maître !
Complètement fêlée ! Eh bien, on allait voir si elle ferait tout ce qu’il lui demanderait !
– Très bien, Anaschka ! Viens plus près de moi. Tu me connaissais ?
– Non, mon maître. Pas jusqu’à hier. Je vous ai suivi de chez mon maître. Je veux dire mon ancien maître.
– Quel ancien maître ? Suivi ? Comment ? D’où ?
Ginko commençait à sentir du louche. Il réfréna ses ardeurs sexuelles. Pour un temps. Il oublia les seins pointés et la bouche entrouverte sur une langue rose.
– Je vous ai suivi quand vous êtes parti de chez mon ancien maître. Vous l’avez tué. Je suis à vous maintenant. Pour toujours !
Merde ! ! Catastrophe ! Cette conne était en train de lui dire froidement qu’elle l’avait vu tuer le vieux ! Mais où diable était-elle ? Il n’y avait personne dans l’appartement ! Ou alors ? Mais oui ! Le bruit et la respiration qu’il avait entendus, avant que le vieux ne revienne ! Il devait s’agir d’elle ! Cachée ! Mais où ?
– Mon maître avait une chambre secrète d’où il ne voulait pas que je sorte, dit-elle comme si elle avait perçu ses pensées. Jamais si quelqu’un était présent dans l’appartement. Mais je voyais tout ce qui se passait par une petite trappe.
« Et merde ! se répéta-t-il ! Merde, merde et remerde ! Salope ! Et ce vieux satyre qui la séquestrait ! Pour la baiser tranquillement, évidemment ! Une débile ! Mais une chouette débile ! » rectifia-t-il.
Puis il lui demanda de tout raconter. D’une part pour connaître son histoire, mais aussi pour savoir ce qu’effectivement elle avait vu. Et ce qu’il apprit le stupéfia. Anaschka était esclave ! Ou du moins ce qui en approchait le plus. Elle devait servir son seigneur et maître, et accéder à ses moindres désirs. Elle avait vécu de nombreuses années en Afrique, où, selon ses dires, elle avait été la servante et objet sexuel de nombreux hommes. Ginko doutait de la mémoire d’Anaschka, vu, une fois encore, son jeune âge. Anaschka avait eu plusieurs maîtres successifs au cours des années. Beaucoup de maîtres, et peu d’années, d’après ce que Ginko pouvait constater de son physique.
Elle devait confondre les durées, et son esprit déséquilibré lui faisait imaginer tout cela ! Ou bien alors c’était ce vieux dégueulasse qui l’avait séquestrée, lui lavant son faible cerveau.
Le vieux l’avait, suivant ses dires sujets à caution, récupérée auprès d’un chef de tribu à qui il avait voulu l’acheter. Mais l’homme en question avait refusé la transaction, et avait été tué d’un coup de fusil dans la bagarre qui s’était ensuivie ! Une autre chose qui fit sourire Ginko, et qui le conforta dans l’idée du canular : tous les propriétaires d’Anaschka, ses maîtres, étaient destinés à périr de mort violente, tués par celui qui serait son prochain maître ! Mais le vieux était parvenu à la conserver de nombreuses années, cachée, s’en servant pour assouvir des phantasmes sexuels. Certains, d’ailleurs, étaient inconnus de Ginko, et l’étonnèrent profondément.
– Alors, maintenant, conclut-elle, vous êtes mon maître. Jusqu’à votre mort !
– Ah ah ! Alors comme ça, j’hérite d’une esclave ! Le vieux salaud que j’ai… qui est mort, te laisse pour moi ! Mais je ne veux pas d’une esclave ! Si tu veux qu’on baise un coup, qu’on s’envoie en l’air une fois ou deux, OK ! Mais je ne veux pas d’esclave !
– A votre aise, maître. Agissez selon votre bon vouloir. Désirez-vous que je me déshabille, ou voulez-vous le faire ?
Elle répandit d’un geste nonchalant de la tête sa chevelure sur ses épaules. L’érotisme qui s’en dégageait pesait comme une chape dans l’atmosphère moisie de la pièce. L’érection de Ginko lui faisait à présent mal, mais de vieilles superstitions remontaient à la surface. Il avait peur au fond de lui-même, peur qu’il y ait quelques bribes de vérité dans le récit incohérent d’Anaschka. Et puis il avait un doute. S’il s’agissait d’une ruse des flics, ou de quelqu’un d’autre, destinée à le faire tomber pour la mort du vieux ? Avant d’aller plus loin et de se mettre en ménage, il devait tirer cette affaire au clair. Une autre idée lui était aussi venue. Il y aurait certainement la possibilité, quand il en aurait assez de la fille, de la vendre à un réseau de prostitution. Belle comme elle était, il en tirerait un bon prix tout en ayant la satisfaction de la voir envoyée loin, très loin, au Moyen-Orient ou ailleurs, suffisamment loin pour l’empêcher, éventuellement, de témoigner contre lui !
Alors première chose à faire, aujourd’hui, voir ce qu’il en était et ce qui se disait à propos de la mort du vieux.
– Ecoute-moi, ma belle. Tu dois m’obéir en tout, n’est-ce pas ?
– Oui, mon maître. En tout !
– Sans discuter ?
– Sans discuter, mon maître.
– Parfait. Alors, tu vas rester ici. J’ai à sortir, et je t’ordonne de m’attendre ! Ici ! Tu fermes la porte et tu n’ouvres à personne ! A personne, tu entends !
– Oui, mon maître. A personne.
Ginko traîna dans le quartier de son forfait. Il se renseigna discrètement, écoutant les conversations. Il aboutit à la conclusion que la police pataugeait, sans indices, sans témoins, et que l’existence d’Anaschka n’était connue de personne. Le vieux avait excellemment caché son jeu pendant tout ce temps. Rassuré, Ginko rentra chez lui, hésitant toutefois quant à la conduite à tenir vis-à-vis de la jeune femme. D’un côté, l’aubaine était bonne. Une femme à sa totale disposition, nul mâle n’aurait pu résister. Mais de là à se mettre en ménage, il y avait un grand pas. Sans avoir pris de décision définitive, il regagna son pauvre logement. Il franchit la palissade barrant l’entrée de l’immeuble en décomposition, puis s’introduisit par les échelles branlantes habituelles jusqu’au couloir sombre sur lequel s’ouvrait sa pièce personnelle. Lorsqu’il y pénétra, il fut frappé de stupeur. Il ne reconnaissait rien ! Le désordre n’existait plus, la plupart de ses affaires ne jonchaient plus le sol, mais étaient rangées correctement. La crasse, ou sa plus grande partie, avait disparu, et, si le local n’était pas resplendissant, il était correct, et ressemblait à une chambre d’étudiant. Des rideaux faits de tissu récupéré cachaient les vitres brisées, et une impression de chaleur et d’intimité se dégageait de l’ensemble.
Il resta muet, bouche bée, contemplant ahuri le bouleversement survenu. Son regard parvint jusqu’à Anaschka, assise sur le lit, les mains sagement jointes entre ses genoux, qui semblait quémander une approbation de son seigneur. Le travail avait été considérable, rapide, et la transformation saisissante. La jeune femme avait visiblement d’autres atouts et qualités que son corps admirable. Elle était une fée du logis, et certainement une maîtresse de maison ainsi qu’une hôtesse accomplie.
Malheureusement, tout ceci n’était pas du goût de Ginko. Pas du tout. Il aimait le désordre, la saleté, la déchéance même, et un décor tel que celui-ci lui rappelait sa condition plus que modeste. Cet environnement paisible et respectable augmentait ses regrets pour la famille et le foyer qu’il n’avait jamais eus. Et qu’il n’aurait jamais, suivant toute probabilité ! Alors il éclata dans une colère disproportionnée, qui attira rapidement des larmes au coin des yeux de Ginko.
– Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que tu as fait ? De quoi tu te mêles ? Espèce de conne ! Tu te prends pour qui ? Tu ferais mieux de t’occuper de tes affaires !
Il continua ainsi jusqu’à être hors d’haleine, avec un vague sentiment de culpabilité, ce qui le fit conclure lâchement et injustement.
– Allez, y’en a marre ! Fous-moi le camp ! Je ne veux plus te voir ! Une carpette, voilà ce que tu es ! On pourrait te chier sur la gueule que tu ne réagirais pas autrement ! Gicle ! Arrache-toi ! Si ça se trouve, tu es pourrie à l’intérieur, et tu serais bien trop contente de me refiler quelque saloperie ! Allez, dégage !
Il la saisit brutalement par le bras et la força à se lever. Anaschka le suivit avec une grimace de douleur, puis il ouvrit la porte et la projeta à l’extérieur. Elle se heurta au mur lépreux de l’autre côté du couloir avec un petit cri plaintif, puis glissa jusqu’au sol le long de la tapisserie en lambeaux, et se recroquevilla sur le sol, le visage recouvert par sa chevelure brune. Ginko claqua violemment le battant et s’y adossa, tentant de calmer la rage incompréhensible qui l’avait envahi. Il entendit quelques sanglots étouffés, mais se retint fermement pour ne pas rouvrir et la prendre dans ses bras.
« Après tout, bien fait pour elle ! Je ne lui ai rien demandé, elle n’a qu’à me lâcher la grappe. Et aller se faire foutre ! »
Il s’allongea ensuite sur son lit, trop bien refait pour être à son goût, et rumina une fois de plus ses rancœurs contre le monde entier.
Un moment passa, et il pensait qu’elle avait enfin compris et était partie. Il écouta à plusieurs reprises, sans rien entendre. « Bon débarras ! »
Un moment après, il rectifiait sa position. « Au fait, si elle dit et si elle pense qu’elle est à moi, pourquoi pas ? Elle m’appartient, voilà ! Une esclave c’est ça ! Et si je veux qu’elle reste là à rien faire, elle doit m’obéir ! Je pourrai aussi la vendre, ou la louer ! Hé, hé, un bon revenu, pourquoi pas ? Et ces histoires de mort subite, quelles conneries ! C’est vrai que le vieux… Il l’a bien cherché ! S’il avait eu quelques ronds planqués, je les aurais trouvés, et je me serais barré avant qu’il revienne ! Bien fait pour lui ! Et ce n’est que justice que son esclave m’appartienne, maintenant ! Ah mais ! «
Puis des voix firent leur apparition, dérangeant ses réflexions. Des bruits de lutte, des rires, et des cris qu’il reconnut comme étant ceux d’Anaschka. Il décida de laisser faire, mais n’y tenant plus, il saisit son couteau et ouvrit la porte. Et le spectacle qui s’offrait à ses yeux était bien de ceux qu’il avait soupçonnés !
Deux hommes étaient là, dehors, mal rasés, déguenillés, et que Ginko avait croisés précédemment dans le squat. Des vauriens toujours prêts à donner un mauvais coup par derrière, ou à voler ce qui leur tombait sous la main. En l’occurrence, cette fois-ci, il s’agissait d’Anaschka. La jeune femme se débattait, les bras maintenus en arrière par l’un d’entre eux, alors que l’autre arrachait son pull en lui caressant les seins. Son pantalon était à moitié baissé, et déjà, sa culotte en mauvais état laissait apparaître une toison brune. Le deuxième homme, rigolard, avait lui aussi la braguette ouverte, et un pénis raide et d’une couleur douteuse en sortait. Anaschka se débattait faiblement, et, terrorisée, poussait des petits cris d’oiseau. Ginko contempla une seconde le spectacle, ne sachant se décider. Puis il vit les yeux d’Anaschka, qui traversaient l’obscurité relative du corridor. Elle le regardait de ses grands yeux tristes aux longs cils recourbés. Le cliché d’une biche effarouchée traversa l’esprit de Ginko.
« Si c’est cela que tu désires, alors très bien ! Fais-toi baiser, et grand bien te fasse ! « pensa-t-il. Mais ce qui fit réagir le jeune homme, ce fut le simple fait que l’on s’attaquait maintenant à quelque chose qu’il considérait depuis peu d’instants comme sa propriété personnelle et inaliénable !
– Hé ! Qu’est-ce que vous faites ?
Ils le regardèrent sans comprendre. Une telle intrusion dans leurs manigances était inhabituelle. Ici, chacun s’occupait de ses propres -ou sales– affaires.
– Barrez-vous les mecs ! Foutez-lui la paix !
– Oh, de quoi tu te mêles ? Va niquer ta mère !
– Si tu en veux, tu passeras après ! On la tiendra, si tu préfères ! Regarde ! De la bonne viande à baiser !
Ginko durcit sa voix, et dans le même temps, fit jaillir d’un déclic la lame de son couteau.
– Tirez-vous, vite, ou alors tant pis !
Les deux agresseurs, en mauvaise position, préférèrent alors renoncer, comptant sur une occasion prochaine.
– Ok, ok, mec, cool, on s’en va, on s’en va.
Puis tournant le dos, ils s’enfuirent sans demander leur reste, remontant leur pantalon tout en courant. Ginko demeura seul avec la jeune fille, qui, lentement se releva et se rhabilla sans cesser de le regarder. Dans ses yeux, Ginko distinguait une lueur amusée ! Pas du coup le regard effrayé d’une jeune femme qui venait d’échapper à un viol odieux ! Il essuya d’un revers de main la sueur qui lui coula sur le front, et fit signe à la jeune femme de rentrer.
– Très bien, tu peux rester. Pas longtemps. Quelques jours si tu veux, mais pas plus.
D’un geste il lui indiqua un coin de la pièce, où gisait un tapis qu’il n’avait jamais vu. Une autre trouvaille d’Anaschka, sans doute.
– Tu dormiras là-dessus. Pour cette nuit. Demain on tâchera de te trouver un matelas. Maintenant, puisque tu te dis esclave, prépare-nous à manger ! Il doit y avoir une boîte de conserve dans le placard.
Plus tard, il se coucha, l’ignorant ostensiblement. Il se sentait bizarre, un peu dans les nuages. Curieusement, il ne ressentait aucune envie sexuelle de la jeune femme, pourtant appétissante. Puis il sombra dans un profond sommeil sans rêves.
Il se réveilla brusquement, tiré du repos par des mouvements dans la pièce. Il crut tout d’abord que les deux énergumènes avaient réussi à s’introduire, mais réalisa rapidement la situation. Une forme était à ses côtés, le caressant avec douceur. Il sentit son propre sexe raidi, qui était englouti par une bouche chaude, aux lèvres humides et douces. Les cheveux d’Anaschka, dénoués, cachaient son visage et il ne distinguait qu’une masse sombre au-dessus de son bas-ventre. La caresse, savante, l’amena rapidement au bord de l’orgasme, alors elle délaissa le pénis gonflé et s’intéressa, à petits coups de langue pointue, au ventre et à la poitrine de Ginko. L’éducation d’Anaschka avait été fort bien faite, et sa science de l’amour difficile à égaler. Il le comprit quand elle revint à sa première occupation, alors que le jeune homme avait repris la maîtrise de ses sens. Elle caressa la verge d’une main distraite mais experte, puis, saisissant l’objet par sa base, elle enfourcha Ginko et, d’un seul mouvement doux, s’assit sur lui, l’engloutissant tout entier en elle. Ginko avança une main timide qui caressa les seins trop fermes au bout durci. Son vagin était chaud, humide comme sa bouche, mais sa langue était remplacée par des muscles savamment éduqués et entraînés, qui ne laissèrent aucune chance à Ginko. Sa semence jaillit en longs traits alors que des gémissements traversaient ses lèvres. Epuisé, il se relâcha et se rendormit aussitôt. Il n’eut que le temps de murmurer : « Anaschka, je t’aime « .
Le lendemain, il ne sut s’il avait rêvé, ou si l’étreinte avait réellement eu lieu. Il décida que oui quand il toucha ses poils pubiens, encore poisseux, et qu’il ramena sa main imprégnée de l’odeur de la jeune femme. Il soupira de contentement et la chercha. Elle n’était pas dans le lit. Anaschka dormait sur le tapis qui lui avait été assigné la veille, en chien de fusil, une vague couverture la protégeant. Le peu de bruit qu’il fit fut suffisant pour la réveiller, et elle se redressa d’un bond dans sa splendide nudité, de nouveau prête pour les caprices de son maître.
Ginko était sur le point de lui avouer de nouveau son amour, quand il regarda mieux la jeune femme. Il vit en elle ! Il comprit qu’elle lui avait dit la vérité, toute la vérité ! Que son histoire de maîtres multiples était véridique, qu’un sortilège frappait ceux qui l’approchait ! Ce n’était qu’un animal dressé, en aucun cas une femme, compagne ou épouse. Pas même une maîtresse, car elle ne savait que procurer du plaisir, à l’infini, mais n’en recevait pas. Aucun signe n’avait montré une quelconque jouissance, ou un plaisir même partiel !
Il eut peur, brutalement, de ce vampire femelle, de cette goule qui se repaissait du plaisir qu’elle accordait, des sensations fortes qu’elle suscitait. Il pensait même que seul cela la nourrissait, et que plus ses maîtres étaient exigeants et sadiques, plus elle prospérait en beauté et jeunesse ! Et quand elle considérait qu’elle en avait tiré tout ce qu’elle pouvait, elle le faisait mourir ! Et changeait pour le vainqueur ! Pour le plus fort ! Les yeux écarquillés, il se dressa sur le lit, reculant pour augmenter l’espace qui le séparait de la jeune femme. Celle-ci, d’un air gourmand, rejeta la couverture, et, lentement, vêtue de sa seule nudité, s’approcha lentement. Hypnotisé de nouveau par ce corps parfait qu’il détailla encore avec ravissement, elle dut le frôler pour qu’il réagisse. Il frissonna, eut un hoquet d’horreur et s’écarta instantanément. Elle tendit les bras dans un appel muet, mais il saisit ses vêtements en tas sur le sol et se précipita dehors.
Il se revêtit dans le couloir, tant bien que mal, et n’eut pas le temps d’enfiler ses chaussures qu’elle était de nouveau là, vêtue elle aussi.
– Mon maître ! Je suis à vous ! Toute à vous ! Je ferai tout ce que vous voudrez ! Tout !
Il la repoussa désespérément et il sortit en courant, dévalant escalier et échelles, se heurtant aux murs et autres palissades. Il déboucha sur le trottoir, convaincu de l’avoir semé, et s’arrêta pour souffler. Plus question qu’il revienne dans cet endroit ! Il allait partir, fuir tout de suite et le plus loin possible. Ailleurs, là où…
– Mon maître ! Je suis à vous ! Prenez-moi !
Là ! Elle était encore et toujours là ! Sans regarder où il allait, il se jeta dans la rue pour lui échapper. Il n’eut pas le temps de voir le camion lancé qui n’eut aucune possibilité de l’éviter !
Le capot le heurta à la hauteur de hanches et le projeta à plusieurs mètres. Sa tête frappa violemment le sol en retomba. Il eut conscience de son envol, de sa chute et d’une violente douleur. La joue dans le caniveau, son seul oeil encore provisoirement valide observant la scène sans comprendre.
Le chauffeur du camion, ayant enfin réussi à immobiliser son véhicule, en jaillissait et se précipitait vers Ginko. Il prenait les passants à témoins.
– Vous avez vu, hein ? Vous avez vu ? Il est sorti de là en courant ! Je n’ai rien pu faire ! Il s’est jeté sous les roues ! Ce n’est pas de ma faute ! Pas de ma faute ! répéta-t-il.
Un passant se pencha sur Ginko.
– Je crois qu’il est en train de mourir ! Il est fichu !
La dernière image que le cerveau mourant de Ginko enregistra fut celle d’Anaschka tournant la tête d’un air gourmand vers le chauffeur du camion, les yeux fermés comme pour mieux humer le parfum de sa nouvelle proie.
La première chose qu’il ressentit ensuite en retrouvant une nouvelle conscience et s’être demandé où il était, fut qu’il n’était pas seul. Il ne distinguait rien, mais fut certain de la présence, avec lui, en lui, d’une multitude, d’une confusion de nombreux esprits mélangés, dans une obscurité qui s’éclaira quand Anaschka rouvrit les yeux, et qu’il vit à travers eux. Tous les anciens maîtres étaient là, prisonniers de l’esprit de la jeune femme. Des cris de haine, de désespoir, de supplication, provenant de toutes ces âmes à la fois, taraudèrent son cerveau maintenant immatériel. Ginko comprit qu’il était damné, et se joignit aux autres en éclatant dans un hurlement dément mais muet…
FIN