ICI OU AILLEURS

ICI OU AILLEURS

DE BERNARD GROUSSET

 


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CHAPITRE I

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Tout d’abord

il pensa que les coups de sonnette, puis le tambourinement à sa porte étaient des éléments de son rêve, une musique qui résonnait et faisait vibrer son univers onirique ! Il était plus que probable que les libations et autres excès de la soirée et de la nuit précédentes y étaient pour quelque chose ! Voire pour beaucoup ! Mais après un moment il réalisa que le vacarme était extérieur à sa propre personne. Son esprit aborda les rives du conscient, et il ouvrit un œil.

Il rassembla péniblement des bribes de compréhension, mais un point d’interrogation occupait toujours son cerveau. Mêlé à présent à un sentiment de colère de plus en plus fort ! Il ouvrit la bouche pour crier et une quinte de toux le plia en deux. Enfin il fut en état de répondre aux appels.

– Assez ! Ça suffit, enfin ! Vous êtes fou ou quoi ! Merde alors ! Voilà, voilà, j’arrive !

« Bande de cons », se dit-il, furieux. Il regarda dehors, vit que le soleil était déjà haut dans le ciel, et que la journée s’annonçait fort belle. Puis il se dirigea vers la porte, grommelant toujours. Les visiteurs devaient avoir entendu sa réponse, car le rythme changea.

– Ouvrez ! Police ! Ouvrez immédiatement ou nous enfonçons la porte ! Ouvrez, Nom de Dieu !!

Une seconde, il pensa à l’éventualité d’une blague de ses amis. Un peu éculée, la blague ! Mais cela ne cadrait pas avec le ton de bouledogue qui traversait la porte. Une voix pareille, cela ne s’inventait pas ! Seul un flic hargneux, gentil pléonasme, pouvait jouer d’un tel organe. Son second sentiment fut l’interrogation. Il marqua un temps d’arrêt pour réfléchir. Si d’aventure il s’agissait bien d’une intrusion de la police, à quoi pouvait-elle bien être due ? Il avait arrêté les vols de mobylettes depuis des années, et ce n’était certainement pas les quelques grammes de cannabis qu’il possédait qui lui valaient un tel honneur ! Alors quoi ? Les copains délinquants, c’était terminé de même, depuis qu’il avait quitté la banlieue.

Le plus simple, si en plus il tenait à sa porte, était à présent d’ouvrir. D’autant que la serrure donnait des signes de prochain renoncement ! Il ouvrit.

Il ouvrit ! Ou plutôt il déverrouilla la serrure, et la poussée extérieure fit le reste. Il fut bousculé en arrière et se prit les pieds dans quelque chose. Trébuchant, il ne tomba pas, car il était en même temps saisi par quatre bras vigoureux. Il lui sembla qu’une foule pénétrait dans son appartement. Aucun doute maintenant sur la qualité de policiers des intrus ! Il demeura la tête contre un mur, les bras ramenés en arrière pendant que son appartement faisait l’objet d’une fouille complète.

Il entrebâilla la bouche pour protester, mais la referma vite devant le visage menaçant du ci-devant flic qui l’immobilisait. Il entendit des voix jurer, dire qu’il n’y avait personne, et des objets se briser. Enfin il fut retourné. Face à lui une figure mal rasée lui postillonna une haleine fétide, chargée de tabac et de relents d’oignons mal digérés. Il eut subitement envie de rendre le petit déjeuner qu’il n’avait pas pris, mais se retint de toutes ses forces ! Vomir au visage d’un flic qui vous interroge, cela fait désordre, et augure bien mal des relations futures !

– Où est-elle ? Nous savons que c’est toi ! Où la caches-tu ? Salopard ! Réponds, fumier !

Bien entendu, il ne comprenait rien à la cascade de questions. Elle ! C’était qui, elle ? Il tenta de se justifier maladroitement.

– Mais je ne sais rien ! De qui parlez-vous ? Que me voulez-vous, à la fin ? Je n’ai rien fait ! Je…

– Ben voyons ! Avec la tête que tu te paies, ne joue pas l’innocent ! Elle ! Tu la connais bien elle !

Une grosse main poilue aux jointures déformées brandit une photo devant ses yeux. Il recula la tête pour accommoder et pouvoir distinguer qui était le modèle photographié. Mais il n’eut pas le temps, car une seconde photo remplaça immédiatement la première. Elle représentait une enfant, une jolie petite fille âgée d’environ six ou sept ans, et qui proposait à l’objectif un sourire édenté.

– Non, je ne connais pas. C’est votre fille ?

– Ne te fous pas de moi ! Lui fut-il répondu. Une gifle vint ponctuer l’ordre. Son nez, sensible, protesta en se mettant à saigner. La première photo revint, plus stable et visible. Un court instant lui suffit pour reconnaître la jeune femme, et du même coup faire ressortir des tas de souvenirs qu’il croyait enfouis.

– Mais oui ! Je la connais ! Je l’ai déjà vue ! Je sais qui c’est ! Répondit-il finement ! C’est…

– Tu l’admets ! Pourriture ! Allez ! C’est bon ! On l’embarque ! On l’interrogera à la Maison !

– Attendez ! Expliquez-moi !

Plus personne n’écoutait. Il cria de surprise et de douleur quand des menottes se refermèrent sauvagement sur ses poignets, et que son épaule fut à moitié démise quand ils le tirèrent au-dehors. Sur le palier, en attendant l’ascenseur, il vit que ses voisins le regardaient, effarés, se concertant à voix basse. Il était déjà en délicatesse avec eux, et ces aventures ne viendraient certes pas arranger les choses ! Pendant la descente jusqu’au rez-de-chaussée, aucune parole ne fut prononcée. Sur le trottoir, on le poussa, le tira, le jeta dans une voiture qui démarra immédiatement, dans un crissement de pneus et un hurlement de sirène.

Pendant le trajet, les fameux souvenirs brisèrent la digue du temps, et remontèrent, par brides à sa conscience.

Le temps recula de huit années, et l’espace se décala d’un millier de kilomètres…