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LE TRAIN DANS LA PLAINE

(UN SIMPLE BOULOT)

DE BERNARD GROUSSET


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Il avait beau faire, ses paupières devenaient lourdes.

Ses yeux se fermaient peu à peu, malgré ses efforts répétés pour rester éveillé. De temps à autre, un bruit extérieur le faisait sursauter. Il tenta machinalement d'aspirer un peu de fumée de la pipe qu'il tenait dans sa main, mais elle n'avait pas résisté à l'assoupissement. Le fourneau n'était plus que tiède. Le peu de liquide amer qui parvint à ses lèvres au travers du tuyau longuement mordu et usé le fit grimacer. Il cracha par terre, puis frissonna.

Pourtant, l'atmosphère était douce, à l'intérieur de la salle d'attente, relativement à la température régnant au-dehors. La fin de l'hiver blanchissait le décor, et le jour ne se lèverait que fort tard. Il se secoua, se leva et s'étira pour désankyloser ses membres engourdis. Ce matin, il se sentait vieux. Trop vieux pour ce travail qu'il aimait, qu'il avait toujours aimé, et qu'il aimerait sans doute jusqu'à son dernier souffle ! Son rêve de gosse qu'il avait eu la chance de pouvoir réaliser : dompter ces sombres monstres de ferraille, conduire une locomotive.

Il marcha jusqu'à la porte vitrée, et la buée de son souffle laissait immédiatement une auréole sur le verre. Il poussa la porte, remonta son col et sortit au-dehors. Il avança jusqu'au bord du quai désert de la gare. Seuls les premiers pépiements matinaux des oiseaux égratignaient le silence. Les pauvres bestioles commençaient à chercher une maigre pitance en grattant le sol gelé. Il regarda sa montre, la tirant de son gousset. Quelques wagons, sur une voie en retrait, attendaient une utilisation qui ne viendrait probablement plus. Il en détourna son regard. L'heure approchait, et, bientôt, il entendrait le son asthmatique de la locomotive, ainsi que le son strident de son sifflet, quand le convoi serait sur le point de franchir le dernier virage. A moins qu'il ne soit en retard, de par la fâcheuse habitude qu'il prenait ces derniers temps.

Il soupira, et fit quelques pas d'une allure plus allègre. Sorti de l'atmosphère engourdissante de la salle d'attente, son optimisme reprenait le dessus. Seule persistait, tout au fond de sa conscience, une gêne légère, une ombre enfouie dans un brouillard qui refusait de remonter à la surface. Regrets, remords ? Il ne savait pas, mais était agacé par ce sentiment qui persistait depuis plusieurs semaines. Etait-ce lié à son emploi, à sa vie familiale ? Il ne savait pas. Pourtant, il ne faisait que son boulot de conducteur de train ! Alors que...

Il fut brutalement interrompu dans ses réflexions par un cri d'appel. Il se retourna, heureux au fond de lui-même de devoir cesser son introspection. L'homme qui le hélait était son mécanicien, son adjoint qui l'accompagnait dans la plupart de ses déplacements. Plus un ami et un complice qu'un collègue de travail, d'ailleurs. Les années qu'ils avaient passées ensemble sur des locomotives ne se comptaient plus.

Ils se réchauffèrent et se réconfortèrent mutuellement de bonnes paroles, mais le mécanicien ne semblait nullement avoir les mêmes états d'âme que le conducteur. Il parlait d'augmentation, et envisageait même une grève pour l'amélioration des conditions de travail. En plaisantant, bien sûr !

Enfin le train arriva. Les deux hommes assurèrent la roulement avec leurs collègues qui avaient amené le convoi jusqu'ici. Eux-mêmes s'occuperaient de l'ultime étape, puis, parvenus au terminus, ils feraient demi-tour pour le ramener à vide jusqu'à cette gare, où d'autres prendraient à leur tour la relève. Et ainsi de suite jusqu'à l'infini. Un travail de routine.

Ils s'installèrent et démarrèrent rapidement, car l'horaire devait être respecté, et le léger retard comblé.

Le train roulait, sans trop se hâter, mais sans toutefois traînasser. Sauf dans les quelques montées où la vieille locomotive noire ahanait, lançant de sombres panaches de détresse. Pourtant, vaille que vaille, le convoi progressait.

Accoudé à la balustrade, près du foyer brûlant, le conducteur rêvassait de nouveau. Son haleine sortait embuée de ses lèvres dans l'air froid. Il était encore fatigué de sa veille monotone et avait de nouveau sommeil. Il regardait sans le voir le paysage qui défilait. De temps à autre, il tirait mollement sur sa pipe rallumée, réchauffant sa main autour du foyer culotté et noirci. Il avait hâte d'arriver à destination, de livrer à bon port sa cargaison habituelle, et d'aller retrouver sa famille. Son épouse, ses enfants qui l'attendaient et lui faisaient fête à chacun de ses retours. Retours de plus en plus irréguliers, principalement à cause de cette guerre lointaine qui s'éternisait. Mais les envahisseurs, disait-on, étaient enfin sur le point d'être repoussés ! D'autre part, nombreux étaient ceux de ses compatriotes plus mal lotis que lui, aussi fit-il rapidement et fermement taire sa conscience, d'ailleurs aussi timide que précédemment.

Il libéra ses mains engourdies, qu'il frotta l'une contre l'autre, tout en conservant sa pipe serrée entre ses dents. L'hiver finissant ne se pressait nullement pour céder du terrain et admettre sa défaite. Preuves en étaient les amas de neige amassés, accumulés là où le soleil, malgré ses efforts méritoires, ne parvenaient pas à les atteindre.

Il soupira, plus d'ennui que de tristesse, puis se retourna comme son mécanicien lui adressait la parole. Les mots et leur signification avaient été emportés par le vent glacé, aussi fit-il répéter. Mais l'homme lui tournait de nouveau le dos, occupé à uriner de l'autre côté de la locomotive, par-dessus la rambarde.

Le conducteur resta un instant à observer le jet de liquide fumant qui voletait légèrement, avant de se rabattre sur les wagons fermés qu'ils tiraient. Puis il retourna à son paysage, préférant la beauté de celui-ci au spectacle de son compagnon au visage noirci. Effectivement, les contrées traversées étaient magnifiques. Les forêts succédaient aux vallées, les montagnes aux champs pas encore cultivés, mais dans lesquels on devinait déjà une moisson future abondante.

Le convoi traversait nombre de villages dans lesquels, considéré comme une attraction inespérée, des hordes de gamins le saluaient gaiement, criant et gesticulant. Mais le train se contentait de sourire à grands coups de sifflet, ce qui redoublait la joie des gosses ravis de tant d'attention.

Dans les montées, la locomotive peinait, alimentée à grands coups de pelletées de charbon. Alors, péniblement, la courageuse machine, redoublant d'efforts, parvenait à triompher de l'obstacle. Heureux, le convoi repartait alors de plus belle, prenant un autre élan dans la descente avant d'attaquer la côte suivante.

La destination finale serait atteinte au cours de la nuit prochaine. Les haltes étaient courtes, trop brèves pour se reposer complètement, juste suffisantes pour alimenter en eau et charbon la locomotive assoiffée et son tender affamé. Puis le train repartait, résigné mais fier de la confiance qui lui était accordée. Il fallait s'en montrer digne, même si la valeur intrinsèque du chargement était faible. C'était son boulot, un point voilà tout !

Les bielles s'agitaient, la vapeur surchauffée poussait rageusement les pistons, les roues résonnaient différemment lorsque le convoi passait sur les ponts métalliques enjambant fleuves et rivières. Le vent fouettait les visages, empêchant de penser profondément, et obligeant à rentrer soigneusement la tête quand un tunnel rabattait fumée et escarbilles à travers l'habitacle ouvert.

Outre ces courtes pauses de ravitaillement, le train ne s'arrêtait pas. Il n'avait pas le temps. L'animal rugissant mais dompté qui tirait la horde de wagons ne désirait maintenant qu'une seule chose : continuer. Rouler, rouler, rouler encore, pour atteindre son but !

Les deux hommes, le chauffeur et son mécanicien, n'échangeaient toujours que le minimum de paroles. Ce manque de communication ne traduisait pas un quelconque malaise, plutôt leur trop grande connaissance réciproque. Ils amèneraient le convoi à bon port comme ils avaient appris à le faire. En fait, ils en étaient venus à considérer qu'ils étaient au service du train, n'en étant qu'un organe important, mais passif, et éventuellement interchangeable. Une partie intégrante de la locomotive.

Comme la journée touchait à sa fin, ils se mirent à attendre plus impatiemment le but du voyage. But qui leur était maintenant familier, dans cette plaine immense qu'ils ne connaissaient que de nuit, cul-de-sac au bout duquel nul demi-tour n'était possible, et où la locomotive devrait admettre qu'un long recul était obligatoire avant de pouvoir faire volte-face !

L'arrivée se faisait le long de quais de gare en bois, alors qu'au loin on distinguait mal des rangées de baraquements.

Nulle hésitation n'était concevable, et le train dans la plaine s'arrêta enfin, en vue du panneau accroché au-dessus du portail principal, et qui surplombait la route que la cargaison devait emprunter. Quatre mots seulement sur ce panneau, cynique devise qui confirmait que le voyage était achevé :

 

«  AUSCHWITZ » 

« ARBEIT MACHT FREI »

 

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