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REVIENS-MOI, SOLDAT !

DE BERNARD GROUSSET



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CHAPITRE I

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L'enfant courait. Il courait, le coeur battant

D'essoufflement et de peur. Plus que de la peur. C'était de la terreur ! Une terreur folle, incontrôlable. De la buée s'échappait par saccades d'entre ses lèvres bleuies de froid. L'obscurité l'enserrait de toutes parts. Il trébuchait parfois, souvent, mais n'en continuait pas moins droit devant lui, désespérément. La forêt se riait de ce petit être perdu, et le griffait au visage de ses branches basses. Certains arbres allaient même jusqu'à sortir leurs racines pour parsemer le sol de pièges invisibles aux pauvres pieds de l'enfant. Les buissons, quant à eux, se hérissaient à ses yeux d'impossibles réseaux d'épines acérées. Malgré cela, il courait toujours, autant que l'environnement le lui permettait. Son regard embué de larmes ne distinguait qu'un brouillard trouble, uniquement percé par endroits par les taches blanchâtres de restes de neiges et par de vagues phosphorescences de plaques moussues.

Pourtant, là-haut, au-dessus des arbres, la nuit était particulièrement claire. Lumineuse et douce. Dans cette région plus renommée par son climat humide que par ses périodes de canicules, plus connue par son herbe verte et grasse que par sa végétation tropicale, la nuit était belle. La multitude d'étoiles scintillantes clignotait de désespoir et d'impuissance face à la détresse de l'enfant. Lui, isolé, ne voyait pas cette sollicitude immatérielle. Il courait. Seul.

Un caillou invisible, obstacle sournois mais prévisible, dépassait des feuilles mortes jonchant le sol. Méchanceté inconsciente d'une nature douce, par ailleurs impitoyable pour les faibles vis-à-vis des dangereux prédateurs.

Un hibou perché calmement sur une branche haute, regarda avec suspicion ce petit être trébucher, puis voltiger avec un cri où douleur et terreur se mêlaient.

Le petit garçon se retrouva face contre terre, le visage enfoui dans la mousse humide. La douleur de son pied, de ses genoux et paumes meurtries passaient au second plan. Il devait se relever, continuer à courir, s'enfuir le plus loin possible. Il sacrifia toutefois quelques précieux instants pour écouter la nuit. Mais seul son souffle précipité et son coeur battant à l'extrême étaient les uniques sons qu'il perçu. Outre le bruissement de quelques branches, ainsi que le hululement et l'envol du hibou dérangé dans sa chasse nocturne, et qui maugréait contre cet intrus inaccoutumé.

Un calme précaire et relatif s'introduisit dans l'âme du garçon. Il semblait que personne ne le poursuivait, qu'il avait enfin réussi à semer le monstre lancé à ses trousses. Le monstre qu'il avait rencontré quelques minutes plus tôt, alors que, le coeur en fête, il musardait le long du sentier. Il avait quitté sa ferme au moment où soleil lançait ses derniers feux et ne tarderait plus à disparaître, noyé dans la mer. Souvent, d'ailleurs, il aimait pousser jusqu'au bord des falaises pour jouir de cet instant privilégié, où l'astre embrasait l'eau, qui devenait alors pour une poignée de secondes de la couleur des flaques de sang, le jour du sacrifice du cochon.

Mais pas aujourd'hui. Ce jour-là, il était directement parti, le coeur en paix et la cruche de lait à la main, pour la maison de la vieille Noé, distance d'à peine un jet de pierre de sa ferme. Il aimait, le soir, porter quelques onces de lait à la vieille femme. Les gens racontait qu'elle était un peu sorcière et complètement folle. Qu'elle radote, cela était incontestable. Sorcière, il l'espérait et le craignait tout à la fois. Il aimait particulièrement les histoires horribles que la vieille femme lui racontait, quand venait lui apporter les quelques riens qui lui permettaient de subsister. Un peu de lait, de farine, quelques oeufs, et parfois, elle préparait, de ses mains tremblantes, une tarte aux pommes qui ne ressemblait vraiment pas à celles, délicieuses et fondantes, que sa propre mère sortait du four. De celles qui brûlaient doigts et langues, dans l'impatience de ne pas les laisser refroidir.

Mais le charme de celles-ci était tout autre. D'abord, la vieille femme, presque impotente, n'avait que ce but dans son reste de vie, et guettait avec ravissement et peur la réaction de ses invités devant la galette trop cuite, avec ses pommes carbonisées, qu'elle avait réalisée de tout son coeur. Et puis, quand on s'installait pour la déguster, en profitant de sa mauvaise vue pour enfouir le reste de sa part dans la poche pour les oiseaux, alors parfois, la vieille racontait.

D'après ses dires, confirmés d'ailleurs par les gens du village, elle était suffisamment vieille pour avoir connu Napoléon. Le vrai, pas l'autre. Pas le barbichu qui avait perdu la guerre contre les Prussiens. Non, le Petit Caporal qui avait enflammé le coeur des Français pendant des années, l'Empereur qui avait conquis l'Europe toute entière, et qui avait par là même sacrifié sur les champs de bataille toute une jeunesse de notre beau pays.

Elle l'avait connu. Elle l'avait rencontré, de loin, fort évidemment, lors d'un passage du Dictateur dans la région. Et depuis plus de quatre-vingt ans, elle vivait avec ce souvenir. Mais sa famille, comme de nombreuses autres, avait elle aussi payé un lourd tribut à la mégalomanie du petit homme. Elles avait trois frères, qui, enrôlés dans la Grande Armée, n'avaient pas survécu aux sanglantes campagnes militaires.

Mais cela était loin, et les années avaient embelli les souvenirs, changeant les drames en récits d'aventure glorieux. Et la bouche décharnée égrenait souvent ces histoires, qui évoluaient avec le temps et le gâtisme de la vieille Noé.
Si elle survivait grâce aux dons parcimonieux des habitants du village, ce n'était pas uniquement dû à leur bonté d'âme. Car les paysans n'auraient certes pas pleuré longtemps si la vieille était morte de faim dans un dénuement total. Ce qui les retenait quelque peu, c'était qu'on la disait sorcière, maligne et méchante. Et que la superstition des gens leur laissait craigne que son esprit ne revint les hanter, ou pire, les maudire, si la vieille femme n'était pas aidée. Voilà la raison qui faisait que l'on envoyait des enfants pour lui porter, de temps à autre, du lait et des restes de victuailles. Car, n'est-ce pas, elle ne ferait pas de mal à des âmes innocentes ?
Et, bien sur, les histoires horribles de fantômes de revenants et de monstres divers hantant la campagne cultivait cette renommée. Ce frisson, qui, pour les enfants n'était même pas un fruit défendu, mais qui, à l'heure du coucher, les obligeait à regarder soigneusement sous leur lit, et à fermer à clé la porte de l'armoire.


Mais ce soir-là, en revanche, l'enfant ne s'était pas attardé. Du moins, il ne lui semblait pas. Le lait déposé dans une jatte, il était reparti sans attendre, car du travail l'attendait à la ferme. Balançant son bidon vide d'un bras léger, il sifflotait gaiement dans la douceur du soir. Quand, brusquement, il s'était aperçu que quelque chose clochait.
Alors que, une poignée d'instants plus tôt, le crépuscule de juin illuminait encore, le haut des arbres, maintenant, la nuit était tombé et l'obscurité totale. Il s'arrêta et regarda autour de lui. L'atmosphère, devenue lourde, l'oppressait. Le silence soudain faisait monter en lui une angoisse inhabituelle. Rien n'avait apparemment changé, mais tout était différent de manière impalpable. Etranger. Inamical, sinon hostile. Il voulut rebrousser chemin pour se retrouver dans la demeure délabrée mais cependant familière de la vieille, mais derrière lui, il n'y avait plus que la campagne. Des bosquets, des taillis, des buissons, et un sentier pierreux qu'il n'eut aucune envie d'emprunter. Et le froid !
La douceur du début de l'été avait disparue, remplacée sans qu'il le réalise par un froid humide, un air qui se glaçait rapidement. Il frissonna dans ses maigres habits prévus pour une saison chaude.

Du haut de ses dix ans, l'incompréhension gagnait. Il repartit en avant d'un pas rapide, mais mal assuré sur ses jambes flageolantes. Le sentiment de malaise tournait à l'obsession. Il marchait, espérant être dans la bonne direction, mais il ne reconnaissait rien. Une brûlure dûe au froid envahissait ses poumons et sa gorge. Il se retournait fréquemment, mais aucun être vivant ne peuplait ce monde. Il se tordait les pieds dans des ornières inconnues, dans des taupinières absentes lors du trajet aller. Les sabots qui protégeaient ses pieds fragiles étaient mal adaptés à une hâte intempestive. Le bout en bois heurtait douloureusement ses orteils à chaque pas précipité.

Le sentier mal entretenu, totalement différent de celui qu'il connaissait, faisait devant lui un brusque coude. Il se hâta, commença à courir maladroitement dans l'espoir, après le tournant, de retrouver un lieu familier. D'ailleurs, il lui semblait déjà que cet arbre, ce monticule, ce...
Il freina de toute la force de ses sabots. Il écarquilla les yeux, incrédule devant le spectacle. Non loin de l'endroit où il se tenait, caché jusque là par un buisson et par l'obscurité complice, une forme se dressait. Diffuse, vaguement luminescente et douloureusement irréelle. Une forme féminine, grande, vaporeuse, contastant tragiquement avec la noirceur de la nuit. Cette nuit inconvenante, inimaginable, et obscène. L'enfant se figea, se paralysa en un éclair. Son esprit fut vidé subitement et aucune pensée ne put pénétrer le brouillard interne de son être.

Ainsi c'était vrai ! Tout ce que l'on racontait, notamment les histoires de la vieille Noé ! La Dame Blanche ! Elle existait réellement ! Si les mots "exister" et "réel" avaient présentement un sens.
La dame Blanche. L'esprit qui hantait les campagnes et emmenaient avec lui les malheureux qui lui tombaient entre les griffes. Surtout les enfants ! Mais pourquoi ? Pourquoi lui ? Pourquoi comme cela ?

La forme lumineuse tendit dans sa direction un bras qui essayait d'être amical. Un geste d'invitation, que l'enfant comprit comme un ordre, en même temps que dans son esprit s'insinuait une sorte d'appel impérieux et gourmand. Sa volnté fléchit, et il s'approcha lentement. Mais l'appétit du fantôme devint trop impérieux, et une répulsion insoutenable l'empêcha de s'approcher davantage. La complexité des sentiments qu'il éprouva à ce moment dépassa ce qu'il pouvait supporter. Son estomac eut un spasme, et il vomit à longs jets sur ses sabots.
L'être, qui n'avait pas bougé jusque là, hormis l'esquisse d'invitation du bras, avança lentement en directiojn du garçon. Celui-ci constata avec horreur qu'elle ne marchait pas, mais flottait légèrement à une petite distance du sol. Ses pieds étaient invisibles, cachés par un voile d'un livide malsain de suaire. Il reprit brusquement la possession de ses moyens et tourna les talons. Sans donner un ordre conscient à ses jambes, celles-ci l'entrainèrent de toute la vitesse dont elles étaient capables. Ses sabots, qui ne pouvaient que l'entraver dans sa folle course, restèrent sur place.

Il courait sans reprendre haleine, en dehors du sentier qu'il avait quitté il ne savait quand. Les ronces et les taillis égratignaient sa peau et déchiraient sa mince chemise. Pourtant, il ne sentait pas la douleur. Il ne s'étonna pas non plus que le bocage ait laissé la place à une forêt sombre, inconnue dans la région.
Lorsqu'il se releva de sa chute, il s'apaisa lentement. Se pouvait-il qu'il ait réussi à la semer ? Qu'elle se soit lassée, et résignée à chercher une autre victime plus consentante ? D'après ce qu'il avait entendu dire, des témoignages indirects il est vrai, la Dame Blanche ne lâchait jamais sa proie ! Eh bien lui, au moins, il pourrait se vanter de l'avoir mis en échec ! Et si elle revenait, il se sentait maintenant si courageux qu'il pourrait, sans problème aucun, lui faire face et lui tenir tête ! Et on verrait ce que l'on verrait ! Il poussa un énorme soupir de soulagement et se retourna une nouvelle fois, décidé à ne plus regarder en arrière.

Et son coeur, une nouvelle fois, s'arrêta dans sa poitrine. Là, devant lui, elle se tenait de nouveau. Dans la même position, à part le deuxième bras qui, avec l'autre, l'invitait pour une étreinte mortelle. A bout, il reprit sa course désespérée entre les arbres. Puis, lança un regard par-dessus son épaule, il vit qu'elle n'était pas, comme la fois précédente, restée sur place, mais qu'elle le talonnait.
Il accéléra, et c'est alors, par l'intermédiaire d'un grosse branche à hauteur de son crâne, que le monde explosa. Il sombra dans une inconscience apaisante sinon bénéfique d'où il n'émergea que longtemps après, secoué par les épaules.
- Laissez-moi ! Laissez-moi, je vous en prie, Madame Blanche. Je n'ai rien fait. Laissez-moi ! S'il vous plaît !
Mais les secousses devenaient de plus en plus fortes, et quelques mots parvinrent à son cerveau enfiévré pour y être assimilés.
- André ! André ! Réveille-toi, nom de Dieu ! André !
- Non, Madame Blanche ! Laissez-moi !
- André ! Qu'est-ce que c'est que ces conneries de Madame Balnche ? Lève-toi et marche ! Il faut continuer sinon on est foutu ! Allez, lève-toi, Bon Dieu !
Cette voix, André la connaissait. Depuis longtemps maintenant ! Ou du moins longtemps à l'échelle de ces jours pourris !

Sa vue, peu à peu, s'éclaircit, et il réalisa lentement ce qui s'était passé. Il regarda autour de lui, ne reconnut qu'après de longs instants l'homme qui le secouait. Lui-même n'était plus un enfant, mais était devenu un jeune homme. Et ses habits avaient changé. De vêtements de gamin, il était passé à un uniforme bleu horizon, et portait sur le dos le lourd équipement et les armes du fantassin. Ils marchaient, et lui s'était endormi.

Et c'était la guerre, Nom de Dieu ! Une sacrée foutue guerre !


 

 

 


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