RONDS DE JAMBE

La mélodie s’élevait, audacieuse et cristalline.

Elle s’élançait, joyeuse et claire à travers la fenêtre et atteignait le ciel gris pluvieux, maussade, auquel elle apportait une touche lumineuse. Une main enfantine mais déjà experte frappait avec grâce et légèreté les touches du piano.

La petite fille avait dix ans. A peine. Elle s’appelait Mégane. Ses cheveux blonds ondulés dansaient autour de son visage comme elle secouait la tête en riant, heureuse de jouer. Car elle était heureuse ! Ses parents l’aimaient, elle était belle, elle aimait la vie ! Elle continua ses improvisations pendant encore un long moment, les entrecoupant de séries de gammes montantes et descendantes. De temps à autre, elle marquait une courte pause, pendant laquelle elle se frottait les mains et regardait les quelques gouttes de pluie qui coulaient le long des vitres. Puis elle reprenait sa musique en chantonnant d’une voix douce et enjouée. Elle profitait aussi de ces courts entractes pour se redresser dans sa chaise. Elle se soulevait pour s’installer plus confortablement, car elle avait tendance à glisser. Le siège sur lequel elle était assise n’était pourtant pas un simple tabouret de piano. Il s’agissait plutôt d’une chaise roulante confortable, dans laquelle l’enfant était encastrée.

Les pédales du piano étaient bien inutiles à ses petites jambes inertes. Le fauteuil dans lequel elle se déplaçait, fauteuil roulant d’infirme, lui était maintenant familier depuis de longues années. Trop familier, et depuis de très, très longues années !

Sa petite enfance s’était déroulée dans la norme la plus habituelle. Issue de parents modestes, mais aimant intensément leur unique enfant, elle avait été choyée d’autant plus qu’elle s’était montrée extrêmement intelligente et précoce. La famille habitait dans un quartier ouvrier d’une grande ville industrielle, où le pavillon qu’ils occupaient depuis la naissance de Mégane les satisfaisait pleinement. L’ambition avouée des parents était, de longue date, de fonder une famille nombreuse. Malheureusement leurs espoirs s’étaient trouvés déçus après un accouchement difficile, et Mégane serait le seul enfant qu’il leur serait donné d’avoir désormais. Ils en avaient pris leur parti, sans acrimonie aucune, et sans en rendre responsable le reste du monde.

L’avenir semblait alors empli d’un bonheur simple centré autour de leur petite Mégane. Du moins jusqu’à ce jour terrible du sixième anniversaire de la fillette, où elle avait reçu un cadeau merveilleux : une bicyclette flambant neuve, brillante et rutilante.

Dans l’euphorie et les rires, Mégane avait tenu à l’essayer. Les premiers tours de roue s’étaient accomplis avec l’aide des bras robustes et sécurisants de son père, pendant que la maman immortalisait sur pellicule ces instants inoubliables. Puis il avait suffit, comme toujours, d’un instant d’inattention pour que le vélo emmena la fillette au loin, de l’autre côté du portail. Lorsqu’ils en avaient pris conscience, ses parents s’étaient précipités au dehors juste à temps pour entendre un long crissement de freins, suivi d’un choc et de la vision de l’enfant projetée contre un mur.

Les médecins ne laissèrent pas beaucoup d’espoir. Un tel accident, si la fillette survivait, ne pourrait que la laisser lourdement handicapée ! Si elle survivait, ce qui n’était pas encore avéré ! Le coma s’était prolongé longtemps, puis, lorsqu’il semblait que nulle amélioration ne se produirait plus, un miracle s’était accompli : Mégane avait repris conscience, et aucune séquelle mentale ne paraissait subsister. Ce fut un soulagement relatif, car il était évident que physiquement, son corps était fortement abîmé. Brisé ! La fracture de la colonne vertébrale l’empêcherait définitivement de marcher, et même d’éprouver la moindre sensation dans le bassin et les membres inférieurs.

Mais quelque chose qui n’avait pas changé chez elle, c’était sa joie de vivre. Son immobilisation plus que partielle, ainsi que les douleurs intenses qu’elle ressentait en permanence n’avaient en rien entamé la bonne humeur et l’optimisme dont elle faisait preuve quotidiennement. Au cours des mois et années qui avaient suivi l’accident, plusieurs opérations de la dernière chance avaient été tentées, sans que nul résultat probant ne vienne notablement améliorer l’état de Mégane. Elle ne marcherait plus jamais, tout le monde s’accordait à le dire ! Heureusement, elle avait retrouvé l’intégralité de ses facultés mentales, et son intelligence hors du commun était demeurée intacte. Les médecins affirmèrent qu’elle avait beaucoup de chance de s’en tirer à si bon compte !

Ses parents ne voyaient pas tout à fait les choses du même oeil, et pendant longtemps, culpabilisés par l’acharnement dont le sort faisait preuve, ils se renfermèrent sur eux-mêmes, ressassant en permanence le spectacle de l’enfant meurtrie et de son beau vélo tordu. Là aussi, ce fut grâce à Mégane qu’il reprirent peu à peu le dessus. Ou du moins qu’ils firent de leur mieux pour se mettre au niveau de leur fille lorsqu’elle était présente. Bien qu’il ne furent guère croyants, ils accomplirent un pèlerinage à Lourdes, espérant, comme tant d’autres, un miracle. Mais il n’eut pas lieu, et ils revinrent, plus découragés et désespérés qu’avant le départ. Pourtant, la petite fille n’avait pas été affectée par cet échec. On eut dit qu’elle s’y était attendue, qu’elle n’espérait pas de guérison spontanée dans ces conditions !

La famille fit le sacrifice financier de l’acquisition d’un piano, d’occasion bien évidemment, ainsi que de quelques cours de musique à domicile. A leur grand étonnement, Mégane se révéla une élève étonnamment douée, qui stupéfia ses professeurs par sa dextérité, son art de l’improvisation et son sens de la musique. Nul doute que dans d’autres circonstances, son talent eut explosé sur les scènes les plus célèbres !

Mais le destin en avait décidé autrement, et les parents n’avaient jamais véritablement compris les raisons du bonheur de leur fille. Car sans nul doute, elle était heureuse ! Satisfaite de son sort, et, lorsqu’on lui posait la question, pas du tout envieuse du commun des mortels capable de se déplacer sans y penser. Elle s’attristait même sur le sort des enfants malades, estropiés, condamnés, sans jamais s’affliger du sien propre. Et ainsi, tant bien que mal, entre petites joies et grandes épreuves, la vie continuait. Les années passèrent. Elle avait à présent dix ans.

 

L’homme soupira. Il guettait depuis maintenant suffisamment longtemps à son gré. Il frissonna, renifla, et agita les mains au fond de ses poches. Toujours rien ! Enfin un mouvement le rassura. La voilà ! Un peu en retard, mais pas trop. Il laissa passer la silhouette, se renfonçant dans l’angle du mur, puis, après s’être assuré que nul autre passant n’était en vue dans le crépuscule glacial, il avança. Il pressa le pas pour se rapprocher de la forme devant lui qui se hâtait. Sentant qu’elle allait se mettre à courir, il prit les devants.

– Eh, petite !

La fillette sursauta et se retourna peureusement. L’homme derrière elle la terrifia. Mais la lueur d’un lampadaire lui montra l’homme dans son ensemble et elle fut brutalement rassurée.

– Où est-ce que tu vas, toute seule comme cela ?

– Je rentre chez moi, monsieur !

– Tu sais que c’est imprudent, pour une petite fille de traîner dans la rue, toute seule !

– Oui, monsieur, mais…

– Ne t’en fais pas, je vais te raccompagner. Dis-moi où tu habites.

Reprenant confiance, elle le lui expliqua.

– Ah oui, je vois. C’est tout à côté. Allons-y, je connais même un raccourci !

Il lui prit la main, et ils avancèrent. Ils bifurquèrent dans une ruelle où se trouvait un chantier de construction. Il continua à lui parler pour la distraire, et quand elle se rendit compte qu’il l’entraînait à l’intérieur, elle ne put pousser qu’un maigre cri, qu’il fit taire violemment.

Le commissaire de police rabattit la couverture sur la petite forme inanimée et dénudée. Empli de dégoût et de colère, il fit quelques pas dans le chantier boueux, puis, se maîtrisant difficilement, il apostropha son adjoint.

– Alors, toujours la même chose ?

– Toujours, lui confirma celui-ci. Même méthode, même cible, même contexte. Ce salaud-là ne varie pas. Il guette une fillette qui marche seule, le soir de préférence. Et puis il l’emmène dans un coin désert. Il la viole, et il l’étrangle. Pas de trace, pas d’indice.

– Et les vêtements ? Le commissaire montra les morceaux de tissus déchirés et épars.

– Rien ! Cour les trois précédentes, tout est complet ! Il n’emmène à priori aucun trophée ! L’acte sexuel lui suffit probablement !

– Pauvre gosse ! Même pas dix ans ! L’ordure ! Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi, malgré nos avertissements, elles ne se méfient pas ? Pourquoi est-ce qu’elles ne crient pas, pourquoi est-ce qu’elles le suivent apparemment sans rechigner ?

– Rien ne dit qu’elles le suivent de leur plein gré ! objecta l’adjoint.

– Si ! C’est évident ! D’abord, dans chacun des cas, personne n’a entendu le moindre cri sur le trajet normal que les victimes devaient emprunter. Ensuite, les traces de lutte sont ici !

Il montra d’un geste large la zone piétinée où la fillette avait vécu son calvaire.

– Ici ! Il l’a amenée ici, sans qu’elle ne se soit débattue avant d’entrer sur le chantier. C’est donc qu’elle avait confiance ! Il secoua la tête, découragé et écœuré.

 

 

Depuis quelque temps, la mère de Mégane se faisait du souci. Pas sur l’état physique de sa petite fille, mais sur son attitude et son comportement. Cela d’autant que les médecins l’avaient à maintes reprises avertie des modifications possibles qu’elle serait susceptible de subir dans l’évolution de sa « maladie ». Nul ne savait précisément quels avaient été les effets du choc sur son jeune cerveau en plein développement, et il se pouvait que des anomalies se révèlent au cours des années.

Mégane, depuis les dernières semaines, avait effectivement changé. Son caractère joueur et optimiste était demeuré tel quel, mais elle avait, de temps à autre, des périodes d’absence plus ou moins prolongées. Elle restait alors les yeux dans le vague, puis ses lèvres s’ouvraient et c’était comme si elle avait une conversation silencieuse avec un interlocuteur invisible. Ou plusieurs, parfois. Alors, elle ne répondait pas à ses parents, comme si ceux-ci n’existaient plus pour elle, ou si leur importance était moindre que celle de ses nouveaux amis. Car, à n’en pas douter, il s’agissait d’êtres amicaux, avec lequel, ou lesquels, elle plaisantait, riait, et qu’également elle écoutait avec gravité.

Sa mère n’avait pas immédiatement attaché une grande importance à ce qu’elle considérait comme des jeux d’enfants, mais leur répétition et l’accroissement de leur fréquence commença à l’intriguer. Elle s’en ouvrit à Mégane, le moins maladroitement possible pour ne pas l’effaroucher. Mais ce fut elle qui fut effrayée.

– Je parle aux anges, maman, répondit-elle simplement à la question posée.

– Aux anges ? Quels anges ?

– Les anges de Dieu, maman. Tu connais bien les anges ?

– Oui, non, enfin, les anges, ça n’existe pas ! Je veux dire, pas réellement !

– Bien sur que si ! Ils viennent souvent me voir ! Ils me parlent, surtout un, qui dit qu’il est mon Gardien !

– Allons, allons, Mégane ! Assez de sottises !

– Mais, maman…

– Assez, je te dis !

La jeune femme était, non plus intriguée comme avant la discussion, mais à présent vraiment apeurée. Elle s’en ouvrit à son époux aussitôt qu’il fut rentré de son travail. Ils parlèrent longuement, sentant les démons qu’ils croyaient écartés se rassembler de nouveau en ricanant. Ils interrogèrent de nouveau leur fille, mais cette fois si maladroitement qu’elle éclata en sanglots et se réfugia dans sa chambre. Elle n’avait pas supporté qu’ils la traitassent pratiquement de folle ! Ne sachant plus que faire, ils résolurent de contacter l’un des médecins qui la suivaient depuis son accident. Mais il ne put leur apporter les explications satisfaisantes qu’ils réclamaient.

– Vous savez, dit-il d’une voix docte, la plupart des enfants normaux, pardon, je veux dire…

– Oui, nous savons ce que vous voulez dire, avait répliqué sèchement le père.

– Euh, oui, enfin, la plupart des enfants s’inventent un compagnon de jeux imaginaire, un ami, un confident, qui est aussi réel pour eux que…

– Oui, mais là, c’est différent ! Elle prétend parler avec…

– Des anges. Bien sûr, c’est tout à fait inhabituel. Mais facilement explicable. Etes-vous croyants ?

– Oui. Oui, nous sommes catholiques. Mégane est baptisée. Mais sans être pratiquants. Vous savez, la religion et nous…

– Oui, je vois. Il ne s’agit donc pas d’un contexte familial. Ses lectures ?

– Non, pas de livres religieux. Elle a une Bible, mais je ne l’ai pas vu la lire plus qu’avant.

– Des contacts, des personnes étrangères qui auraient pu…

– Là non plus, je ne vois pas. Elle sort très peu, surtout maintenant avec l’hiver qui approche, le mauvais temps, et ce sadique qui tue les enfants !

– Il y a bien le curé… précisa la mère, dans un souffle.

Le médecin dressa un sourcil. Un début de piste ?

– Ah ? Le curé ?

– Mais non, rectifia le mari, cela fait des mois qu’il n’est pas venu. Bien sûr, au début, je veux dire après l’accident, nous pensions que la pauvre petite avait besoin d’être réconfortée ! Nous avions fait appel au prêtre de la paroisse.

– Et alors ?

– Alors ? Alors, c’est le curé qui a été réconforté ! Je me souviens que Mégane avait un meilleur moral que lui ! Et puis, quand il a compris qu’elle n’avait pas besoin de lui, il a espacé ses visites. Il n’est plus venu depuis… Oh, bien six mois !

– Bien, bien, reprit le praticien. A priori, rien donc n’expliquerait ces… ces visions. Donc, à mon avis, soit il s’agit, comme je vous l’ai dit au départ, du comportement normal d’un enfant en quête de compagnie, fut-elle fictive, et qui passera avec le temps, soit nous sommes en présence de quelque chose de plus grave.

– Plus grave, docteur ?

– Je ne vous ai jamais caché, depuis l’accident, que des troubles imprévus étaient susceptibles de se révéler au diverses étapes de l’enfance et de l’adolescence. Et ce, malgré sa guérison apparente. A-t-elle pris conscience de son état, et s’agit-il d’un refus, d’une névrose, voire d’une psychose ? Ou de l’effet à retardement du choc subi par une portion du cerveau jusque là inactive ou inutilisée ? Une aberration d’un esprit perturbé ou malade ? Je ne saurais vous dire comme cela, sans examen clinique.

– Qu’est-ce qu’on va faire, docteur ?

– De toutes les façons, je réserve mon diagnostic jusqu’à ce que je l’aie examinée. Il m’est impossible de me prononcer avant ! Amenez-la moi, je lui parlerai, et ensuite…

– Ensuite ?

– Je peux dire sans trop m’avancer qu’un suivi psychologique sera nécessaire pour les mois et les années à venir. Cela n’a pas été fait, et c’est bien dommage, à cause de son état apparent de bonne santé mentale. De trop bonne santé, devrais-je dire ! Une erreur, certainement ! Mais que nous pourrons aisément rattraper !

 

Quelques jours plus tard, Mégane, accompagnée de sa mère, rencontrait le médecin. Celui-ci dut insister pour rester seul avec la fillette. Il savait qu’elle parlerait plus librement s’ils étaient en tête-à-tête.

Il commença par des généralités sur son état physique, sur ses études, sur la musique, sujet qui concourait à abaisser les défenses de l’enfant. Puis subrepticement, il aborda le sujet délicat. Il fut surpris par l’aisance de la petite fille.

– Bien sûr, répondit-elle en haussant ses frêles épaules, je vois des anges ! Un, surtout, presque tous les jours !

– Qu’est-ce que tu veux dire, par « tu les vois «  ? Dans ton esprit, comme des rêves ?

– Non, pas du tout ! Il est là, devant moi, et il me parle. Oui, aussi, des fois, je le vois quand je dors.

– A quoi est-ce qu’il ressemble ? Il a des ailes ?

Mégane se mit à rire.

– Des ailes ? Comme sur les dessins, sur les peintures ? Non, bien sûr que non !

– Comment est-il ?

– Grand, beau, lumineux, très gentil ! Il parle doucement, et derrière, il y a, des fois, d’autres anges qui chantent ! Comme c’est beau ! J’ai essayé sur mon piano, mais je n’y arrive pas !

– Qu’est-ce qu’il dit ?

– Tout plein de choses ! Il me dit qu’il ne faut jamais désespérer, qu’il faut aimer les autres, et que Dieu sait ce qu’il fait ! Que je ne dois pas avoir peur, ni être malheureuse, parce que d’autres souffrent plus que moi !

– Hum, bon ! Et quand l’as-tu vu pour la première fois ?

– C’était il y a longtemps. Juste après mon accident. A l’hôpital. J’avais très très mal, et je ne pouvais pas dormir. Au début, j’ai cru que c’était un docteur, comme vous !

– Et ce n’en était pas un ?

– Non, oh non !

L’enfant se mit à rire, d’un rire moqueur qui énerva le médecin. Il en avait assez de ces sottises ! Il cessa de la questionner, et fit un discours moralisateur d’où il ressortait qu’elle devait cesser immédiatement de raconter de telles sornettes ! Ses parents en étaient malheureux et croyaient qu’elle retombait malade ! Pensive, Mégane écouta avec attention, même si de temps à autre son regard était attiré dans un coin de la pièce. Alors, elle pouffait mais se maîtrisait rapidement.

Le médecin fit ensuite entrer la mère de Mégane, et recommença son discours. Mégane acquiesça et promit qu’elle ne parlerait plus de ses « visions ». La séance se termina ainsi, sur une autosatisfaction du médecin, et un soulagement évident chez la maman. Pour Mégane, un simple sourire montrait le peu d’importance qu’elle accordait à l’entretien.

Mais ses visions cessèrent certainement, car elle n’y fit aucune allusion au cours des semaines qui suivirent. Elle ne parut plus absente, ne parlait plus toute seule, et ses parents furent définitivement rassurés, persuadés qu’ils avaient réagi comme et quand il le fallait !

Puis l’hiver arriva, la tristesse du paysage s’accrut encore, le vent et la pluie furent de nouveau le lot quotidien des habitants de la ville. La ville qui, d’autre part, ne se relevait pas d’une autre horreur quasi-quotidienne.

La cinquième victime avait succombé de la même manière lamentable que les quatre autres, dans des circonstances identiques. Elle avait le même âge que les précédentes, et avait subi les mêmes sévices. La colère gronda, mais se transforma rapidement en une terreur superstitieuse. Une psychose s’emparait des habitants qui s’enfermaient avec leurs enfants, dès la tombée de la nuit. Les efforts désespérés de la police n’aboutissaient à rien. Toujours aucun indice, aucune piste, aucun commencement d’explication. Pourquoi les enfants suivaient-ils l’homme, sans crainte malgré les avertissements régulièrement répétés et partout diffusés ?

Mégane, quant à elle, désobéissait à ses parents. Bien entendu, elle voyait toujours son céleste compagnon, mais avait résolu de conserver sur leurs relations une certaine discrétion. Après tout, dans son jeune esprit, elle se disait qu’il s’agissait de ses affaires à elle, et que les grandes personnes n’y comprenaient rien !

Elle sortait aussi de plus en plus fréquemment. Malgré les conseils de prudence, elle passait de longues heures au-dehors, poussant son fauteuil sur les trottoirs des alentours. Puis, dès la tombée du jour, elle rentrait avant que sa mère ne s’inquiète. Elle musardait, regardant longuement le ciel, les arbres, les oiseaux, comme si elle découvrait le monde extérieur pour la première fois ! Insensiblement, ses promenades s’allongèrent, et elle dut se cacher pour éviter que sa mère ne prenne ombrage de ces longues périodes d’absence. Mais Mégane ressentait cela comme un besoin, une nécessité absolue ! L’esprit libre, elle était heureuse, et son handicap, qui ne l’avait jamais fait se replier sur elle-même, la gênait encore moins. Bien sûr, elle aurait aimé, plus que tout au monde, être une petite fille normale, pour elle, mais aussi pour ses parents qu’elle chérissait tant. Mais elle avait d’autres compensations !

Depuis plusieurs jours, il la suivait. Ses victimes étaient maintenant de plus en plus difficiles à trouver. Quand il l’avait vue, il l’avait dédaignée. Une petite fille dans un fauteuil roulant n’était certes pas digne de lui ! Mais ses obsessions et ses besoins avaient très vite repris le dessus, et devant la raréfaction des enfants seuls dans les rues, il décida de s’occuper de celle-ci. Il repéra facilement l’endroit où elle habitait, car elle n’observait pas les alentours avec suspicion, ne prenait aucune précaution, ni ne se méfiait des ombres qui rodaient.

Enfin le moment tant attendu survint. Ce jour-là, la fillette avait été surprise par une bise glaciale qui fouettait les visages, obligeant à regarder le sol et à rentrer au plus vite. La tête baissée, les joues rouges, elle poussait péniblement ses roues pour lutter contre la force du vent. Elle s’arrêta un instant pour souffler. Le coin de sa rue était proche. Elle le voyait, là-bas, et dès qu’elle aurait tourné, elle serait à l’abri et pourrait progresser plus rapidement. Attention toutefois aux plaques de verglas, sombres et glissantes, qui parsemaient le trottoir. Elle sentit, plutôt qu’elle n’entendit, qu’on l’appelait. Elle se retourna à demi, tout en avançant. Elle n’avait nullement l’intention de perdre l’élan difficilement acquis !

– Eh, petite ! Attends !

Fronçant les sourcils elle parvint à distinguer avec plus de précisions l’homme qui venait vers elle. Une haute silhouette, sanglée dans un uniforme. Un policier. Inconsciemment, elle eut un soupir de soulagement. Jusqu’à présent, elle n’avait pas cru qu’elle pourrait être la cible du malfaiteur dont toute la ville parlait. Le policier s’avança plus près. Elle continuait à rouler.

– Attends ! Je vais t’aider ! Ce n’est vraiment pas un temps à mettre les enfants dehors ! Laisse-moi pousser ton fauteuil !

– Ce n’est pas la peine, monsieur l’agent !

– Si, si, c’est plus prudent ! Tu sais ce qui arrive, en ce moment, aux petites filles qui sortent toutes seules !

– Oh, mais moi, je ne suis pas seule ! Jamais !

Elle rit de bon cœur. Bizarrement, elle se sentait d’humeur joueuse.

– Mais si vous voulez venir avec moi, il faudra me rattraper !

Et elle poussa plus fort sur les roues de son fauteuil, riant de la tête du pseudo-policier qui restait figé. Ses sorties répétées lui avaient fourni une musculature inhabituelle pour son âge, au niveau des bras et des épaules. Elle était capable de se propulser d’une manière étonnante, régulière et très efficace. Sans se soucier des cris et des appels qui se transformèrent en jurons, elle continua et tourna bientôt le coin, un nuage de vapeur s’échappant d’entre ses lèvres rosies par le froid mordant.

L’homme, surpris par la réaction de Mégane, ne réagit qu’avec un temps de retard. Eut-il été prêt qu’il l’eut attrapé aisément, mais il partit quelques secondes trop tard. Jurant, il courut, se rapprochant rapidement du fauteuil roulant.

Il tourna le coin de la rue, sûr d’être à même de la saisir dans les prochains mètres. Il ne vit pas la petite plaque de verglas qui lui fit perdre un instant son adhérence. Suffisamment pour qu’il continue son chemin droit devant, jusqu’au milieu de la rue sans pouvoir stopper son élan. Il tenta vainement de retrouver son équilibre, maudissant sa malchance.

Le véhicule roulait lentement, prudemment, mais le conducteur ne put rien faire devant la forme gesticulante qui avait surgi juste devant son capot. Le coup de frein brusque ne fit qu’aggraver les choses, en bloquant les roues. La voiture tourna en travers, et son aile bouscula l’homme, le faisant passer par-dessus les véhicules en stationnement.

Le mur sur lequel il s’écrasa violemment était, par un curieux hasard, celui-là même qui avait reçu le corps pantelant et désarticulé de Mégane, plusieurs années plus tôt ! Ses jambes et son bassin faisaient un angle curieux et choquant avec le reste de son buste.

Mégane, de son côté, n’entendit rien. Son halètement couvrit les cris et les bruits de freinage. Elle pivota dans l’entrée de sa maison, fit volte-face, et, essoufflée, balbutia quelques mots.

– Voilà ! J’ai… J’ai gagné ! Eh, Monsieur l’agent ! Ah… Ah ben il est parti ! Tant pis !

La chaleur du foyer familial l’entoura bientôt, et elle cessa de penser à ce policier qui voulait faire la course. Elle se dirigea vers sa mère, qui, les sourcils froncés, attendait des explications valables pour expliquer son absence. Les mots furent difficiles à trouver !

Le lendemain matin, La mère de Mégane crut entendre des bruits bizarres en provenance de la chambre de sa fille. Bizarres et inhabituels ! Des grattements, des chocs répétés, comme si… Mais non, c’était idiot ! Idiot et impossible. Elle s’y dirigea et ouvrit la porte, légèrement inquiète. Si Mégane avait un problème, qu’elle soit tombée et qu’elle ne puisse pas appeler… Elle alluma pour chasser la pénombre de la pièce. Quand elle en distingua l’intérieur, son regard devint fixe, ses yeux s’écarquillèrent, et sa bouche s’ouvrit dans un hurlement irrépressible. La tête lui tourna, et elle se retint au chambranle pour ne pas tomber. Incrédule, elle refusait le spectacle qui se présentait à elle.

Au milieu de la chambre se tenait Mégane. Jusque là, rien d’anormal. Mais ce qui l’était moins, c’était que la fillette était debout sur ses deux jambes, sans aucune aide apparente. Puis elle eut un mouvement, tendit la main en direction de sa mère, et se mit à marcher. Normalement !

 

Mégane crut bon de ne pas révéler ce qu’elle savait au sujet de ce que sa famille et la ville entière considérait comme un miracle. Pour elle, la réalité était beaucoup plus simple. La nuit précédente, son ami l’ange lui avait rendu une nouvelle visite.

– Mégane, nous considérons que tu as suffisamment souffert. Tu as beaucoup de bonté dans ton cœur, et Dieu a des projets pour toi. En attendant, j’ai trouvé une paire de jambes qui ne servaient plus. Je sais que toi, tu sauras en faire bon usage !

FIN