ATTENTION AU TRAIN

«  Attention, attention, tout le monde en voiture ! Le train va partir ! » 

L’avertissement parut n’émouvoir personne. Les rares individus présents sur le quai ne bougèrent pas. Aucun ne tourna même simplement la tête. Ils ne se sentaient pas concernés. Le message fut diffusé une nouvelle fois.

– Attention, attention, ici le Chef de Gare ! Veuillez fermer les portières !

Une troisième annonce fut faite, quelques secondes plus tard.

– Attention, attention ! Attention au départ ! L’express Paris-Nice va partir sur la voie 1 ! Veuillez vous éloigner de la bordure des quais s’il vous plaît !

Impassible, la mince silhouette attendait, telle une figurine de plomb. Elle ne cilla pas quand le train s’ébranla et prit rapidement de la vitesse. Le convoi disparut en quelques secondes dans la première courbe, à peu de distance de la gare. Le train ne comportait en fait que quatre wagons, tirés facilement par la motrice électrique. L’ensemble frisait le ridicule pour un express sur une grande ligne, mais la gare elle-même était insignifiante. Deux voies seulement constituaient l’essentiel de la petite gare. Le bâtiment principal était bas et métallique. Rien à voir avec une station de ville moyenne. Tout juste une gare de campagne. D’ailleurs, non loin, quelques vaches paissaient paisiblement, ou restaient allongées sur le sol, comme écrasées par la chaleur. Une lumière douce et diffuse éclairait la scène. Les deux véhicules attendant l’ouverture du passage à niveau ne s’impatientaient pas non plus, et prenaient leur mal en patience comme si l’éternité leur appartenait.

La prairie grise était uniformément plate, parsemée de ci de là d’objets jaunes, rouges, multicolores de toutes formes et dimensions. Des arbres d’un beau vert criard resplendissaient comme des guirlandes de Noël. Plus loin, une grange sans portes montrait son unique utilité de décor.

Lui, il n’était pas là pour prendre le train. Il n’était pas venu non plus pour y attendre quelqu’un, fiancée, ami ou parent. Il attendait, simplement.

Brusquement, sans avertissement aucun, un ronronnement naquit, s’amplifia, et un train s’engagea sur l’une des voies. Il ne ralentit pas devant la gare, en continua son chemin dédaigneusement. Comme son prédécesseur, il disparut rapidement sans avoir provoqué un quelconque émoi visible.

A intervalles réguliers, le scénario se reproduisait. Un train, composé d’une motrice et de quatre wagons apparaissait, filait le long de la gare sans ralentir, puis s’en allait comme il était venu. Le trafic était dense, régulier, habituel.

Pourtant, à un moment donné, un choc ou une vibration modifia d’un rien la position d’un rail. Alors le convoi suivant en fut fortement perturbé. Aucun signal d’alarme ne ralentit, même pour le ralentir, et il fonça à pleine vitesse sur la partie défectueuse. Le train dérailla.

Il ne s’écarta pas, ne tourna même pas le tête, comme s’il n’était nullement concerné par le monstre d’acier se précipitant droit sur lui, avide de l’écraser, et qui ne pourrait le manquer. Il regardait toujours droit devant, les yeux fixés sur l’horizon jaune aux motifs mêlés de motos et d’avions.

Délaissant son tracé immuable, la locomotive, tirant ses wagons, continua sur le sol, bouleversant la gare, envoyant promener voyageurs et autres chefs de gare au drapeau levé. Le passage à niveau et les voitures en attente ne furent pas elles non plus épargnées.

La catastrophe était totale. Pourtant, nul cri de frayeur ni de douleur ne se fit entendre, aucun incendie n’éclata brutalement. Les dégâts étaient insignifiants. Il suffirait de remettre le train sur les rails et de redresser les figurines.

Une voix douce mais autoritaire s’éleva alors.

– Grégoire, viens manger ! Et lave-toi les mains !

– Oui, maman, j’arrive !

Le petit garçon se releva d’un bond, arracha la prise du fil qui alimentait son train électrique, et sortit de la chambre. Il le rangerait plus tard, en même temps que ses autres jouets.

FIN